Association des usagers de Carré d'art
On peut aisément imaginer qu’au 16ème siècle les voyages étaient un peu moins faciles que de nos jours. Pourtant les relations d’un pays à l’autre étaient actives : grandes foires, villes commerçantes, universités, couvents, pèlerinages, mettaient sur les chemins cavaliers et piétons de toutes conditions.
Ainsi les voyageurs que nous suivons ici : Thomas Platter, venu à Montpellier pour étudier la médecine, mettra trois semaines, du 16 septembre au 7 octobre 1595 pour aller de Bâle à Montpellier, à cheval, mule et bateau au fil du Rhône. La rudesse du voyage tient aussi à la traversée de pays touchés par les guerres (la Savoie) ou par la maladie (Lyon : « le tocsin des funérailles sonne sans arrêt »).
On sait aussi faire durer les plaisirs et les richesses de la « découverte » : Thomas Platter pendant 4 ans alternera séjours à Montpellier et Uzès et voyages en Cévennes, Provence, Catalogne, avant de partir vers l’ouest et le nord de la France, l’Angleterre, la Belgique. Il prendra aussi le temps d’herboriser, d’observer paysages et gens, de s’intéresser aux questions religieuses et politiques, de participer aux fêtes locales. Une autre idée du voyage.. .
Cinquante ans plus tôt, son demi-frère, Félix Platter, mettra à peu près le même temps pour faire la même route.
A Lyon, Félix Platter veut traverser le fleuve : la batelière menace de le jeter à l’eau s’il ne paye pas le prix demandé. Ce sont les «traversières » du Rhône qui assurent ces transports. Cinquante ans plus tard, Thomas remarque que les «barquettes » qui traversent la Saône, sont pilotées par des femmes. Ces petites embarcations sont très utilisées car, dit-il :
« chez les Français, tout doit aller très rapidement. Ils n’ont pas assez de patience pour faire à pied un détour afin de passer par-dessus le pont. »
Et presque deux siècles plus tard, quand Jean-François Favarger quitte Neuchâtel pour suivre lui aussi la même route, les conditions du voyage sont les mêmes : chemins impraticables et dangereux (notre voyageur s’est muni d’un pistolet, dont il n’aura pas à se servir), auberges peu accueillantes et literies douteuses : notre voyageur de commerce attrape la gale.
C’est aussi un « grand tour » qu’il accomplira pour visiter toutes les librairies de France : mais cette fois, pas de visites culturelles ni de rencontres avec les intellectuels locaux, c’est une tournée professionnelle.
Plusieurs années après Favarger, la Société typographique de Neuchâtel embaucha un autre commis-voyageur, Jacob-François Bornand, qui voyageait en diligence. Pour lui, le voyage fut difficile : il fut blessé quand sa diligence versa, et à Paris il écrit :
"On y est dans la crotte jusqu’au-dessus des grilles. La neige et la pluie se succèdent alternativement… il fait un froid insupportable."
Le voyage est une épreuve
Les récits de voyageurs s’inscrivent le plus souvent dans le rituel du «grand tour», expression forgée au 17ème siècle par Richard Lassels («An Italian voyage»). C’est un voyage prescrit, le plus souvent à des fins d’étude et de connaissance des sources de la civilisation gréco-latine : les étapes d’élection sont le sud de la France, l’Italie, destination essentielle, et plus loin vers la Grèce si on en a le temps et les moyens. On voit que Nîmes, dans ce parcours, était digne d’intérêt. D’ailleurs les récits des voyageurs égrènent souvent la visite, tout aussi rituelle, des Arènes, de la Maison carrée, du temple de Diane, avec le détour obligé par le Pont du Gard. Ainsi les frères Platter. Ainsi le jeune Schopenhauer, parti en voyage pour tenter d’échapper à une carrière de commerçant. Le voyage fait partie de la formation d’un honnête homme.
Mais ce grand tour, c’est aussi parfois un voyage « thérapeutique » : on fuit les froideurs humides de la Grande-Bretagne ou du nord de l’Europe, la grisaille et la neurasthénie. Mrs Cradock vient se réchauffer à la lumière du midi et, de ce point de vue aussi, Nîmes est une bonne étape. A la même époque, Tobias Smollett, voyageur écossais (1721-1771), vient guérir ses désillusions et sa maladie de poitrine aux bords de la Méditerranée, jusqu’à Nice, en passant par le Languedoc.
Même si les récits des pérégrinations de ceux qui voyagent par nécessité sont beaucoup plus rares, on trouve d’illustres personnalités qui , pour l’un, Henry James, voyage pour gagner sa vie en envoyant des articles à The Atlantic Journal 1, pour d’autres, comme Arthur Young ou Thomas Jefferson, s’intéressent aux questions économiques et en particulier à l’agriculture, aux terroirs, aux techniques locales et à la viticulture (faut-il importer la vigne aux Etats-Unis ?)
En un siècle la condition de voyageur a sensiblement changé ; à la diligence peu confortable se substituent progressivement les réseaux ferrés.
A Nîmes deux lignes de chemin de fer verront le jour au cours du 19ème siècle. Au départ ces lignes sont créées pour des raisons industrielles et pas du tout pour le confort des voyageurs privés mais très vite l’avantage de ce moyen de transport apparaît et se répand. Qui dit chemin de fer dit gare et ouvrages d’art donc modification de l’urbanisme de nos villes ; ce fut le cas à Nîmes.
C'est la locomotive haletante et coquette
Un doux parfum se mêle à ses blanches vapeurs...
Laboure, ô char de l'abondance
Et nos plaines et nos vallons.
Ta fumée est une semence
Qui fertilisera nos sillons !...
(ce poème a été écrit à l'occasion du premier voyage Nîmes-Beaucaire le 25 juillet 1839)
Lorsque Arthur Young arrive à Nîmes la ville est encore entourée de ses murs même si ses faubourgs sont déjà un peu construits.L'hôtel du Louvre où il réside jouxte l’Esplanade, créée à des fins militaires au 16ème, arborée plus tard pour devenir un lieu de promenade et aussi un lieu d’exécutions publiques. Les monuments qui font l’admiration des touristes d’avant la révolution sont peu entretenus et nombre de nos voyageurs regrettent le manque d’intérêt porté par les pouvoirs locaux à ces merveilles antiques.
Et pourtant déjà un grand plan de rénovation urbaine a vu le jour en 1774, on prévoit de démolir les enceintes de la ville de créer de larges avenues aboutissant à une place royale de forme circulaire ornée d’une statue équestre du roi. Les murs d’enceinte seront bien abattus mais la grandiose place royale ne verra jamais le jour- révolution oblige-.
Pourtant l’idée de nettoyer, désenclaver, restaurer, valoriser les monuments romains a fait son chemin et au 19ème on assiste à une explosion de destructions, constructions, embellissements …
Revenons à nos voyageurs : lorsqu'Henry James arrive à Nîmes il descend au Grand hôtel du Luxembourg, établissement moderne situé au bord de l’Esplanade à quelques mètres de l’hôtel du Louvre toujours en activité.
En sortant de son hôtel Young aperçoit d’un côté une enceinte encadrant la Porte de la Couronne de l’autre une promenade champêtre et quelques couvents entourés de potagers. James, quant à lui, se trouve sur une esplanade autour de laquelle en moins de 50 ans on a construit une église, un palais de justice, une fontaine monumentale sans oublier une somptueuse préfecture ; constructions qu’il semble juger légèrement déplacées et prétentieuses. Et puis ce n’est pas tout, une large avenue, au sud, conduit à une gare elle aussi édifiée récemment.
Le nord de l'écusson n'est pas en reste : la Maison Carrée est désenclavée et transformée en "musée", d'imposantes halles sont construites et l'on finit la façade du théâtre par une colonnade qui fera couler beaucoup d'encre au 20ème siècle .
Lorsque James visite Nîmes la ville est aérée, de larges rues ont été percées bordées d’immeubles pourvus d'élégantes façades et globalement il visite la ville que nous connaissons actuellement tandis que les voyageurs d’avant la Révolution se promènent dans une cité quasi médiévale.
Ce XIXème siècle ne se contente pas de réalisations architecturales, il sacrifie à l'éducation en créant un lycée de garçons derrière une façade plus ancienne, un collège dans un ancien couvent et Jules Salles, un mécène local, offre à la ville une salle d'exposition magnifiquement décorée.
Décidément le pauvre Arthur ne reconnaîtrait pas Nîmes !
Au 17e siècle, la destination principale du Grand Tour était l’Italie et ses antiquités. La découverte du sud de la France et de ses vestiges de l’empire romain ne commence qu’au dix-huitième siècle. Depuis cette époque, nombreux sont des artistes et peintres étrangers à être passés par Nîmes. La route de Paris à Rome passait par Châlons-sur-Saône où les voyageurs s’embarquaient sur le Rhône pour Lyon et Avignon, puis ils continuaient à Nîmes, puis Marseille et arrivaient enfin à Gênes ou Livourne en bateau.
William Marlow (1740-1813) fut l’un des premiers peintres britanniques à voyager dans le sud de la France, dans les années 1760. Ses aquarelles et lithographies des monuments les plus remarquables ont connu un grand succès auprès un public qui avaient fait le Grand Tour et voulaient en garder des souvenirs.
Quelques années plus tard, en 1828, le célèbre paysagiste William Turner visita les sites le plus connus de Provence et Languedoc. Tout le long de ses voyages, il avait l’habitude de dessiner rapidement au crayon des vues des villes et des détails topographiques des monuments. Il fit plusieurs esquisses des antiquités de Nîmes.
Moins bien connu aujourd’hui que Turner, mais également grand voyageur, James Duffield Harding réalisa de nombreuses aquarelles et des dessins topographiques qu'il lithographia lui-même, illustrant des paysages, mais aussi des personnages et des costumes locaux. En 1833 il passa par Nîmes où il fit cette lithographe des Arènes, qu’il nomma Amphitheatre at Nismes.
William Wyld (1806-1889) et William Callow sont deux autres artistes britanniques qui produisirent des dessins et des aquarelles des sites antiques en souvenir du Grand Tour. Ils passèrent une grande partie de leur vie professionnelle en France où ils participèrent au développement de l’art de l’aquarelle. Wyld reçut la Légion d’Honneur en 1855 pour sa contribution à cet art. Il exposa des vues du sud de la France au Salon de Paris, parmi lesquelles Le Pont du Gard, en 1853.
Ce n’était pas pour produire des souvenirs du Grand tour qu’Alexander Henry Hallam Murray (1854-1934) voyagea en France et ailleurs. Il était partenaire de la grande maison d’édition britannique, John Murray, célèbre pour les auteurs qu'elle avait publiés au cours de son histoire : Jane Austen, Sir Arthur Conan Doyle, Lord Byron, Goethe et Charles Darwin. Diplômé de la Slade School of Fine Arts à Londres, il devint un artiste distingué, exposant régulièrement à la Royal Academy. Il fit des illustrations pour les couvertures des éditions de John Murray, et s’occupa du guide pour voyageurs, Handbook for Travellers. En 1905 il illustra Sketches on the Old Road through France to Florence, (Esquisses sur la vieille route à travers la France jusqu’à Florence), avec non seulement des images de monuments classiques, mais aussi de beaux paysages :
Au vingtième siècle, nombre d’artistes continuèrent d’être attirés par Nîmes et ses monuments, même si la photographie rendait presque obsolète le besoin de rapporter des souvenirs dessinés ou peints par des artistes. Charles Webster Hawthorne (1872-1930) portraitiste et peintre de genre américain, passa la plupart de son temps à Provincetown, dans le Massachussetts où, en 1899, il fonda l’Ecole de Cape Cod. Ce fut la première école de peinture en plein air en Amérique. Il était en France en 1917, et devint membre de la Société Nationale des Beaux-Arts. C’est peut-être pendant ce voyage qu’il visita Nîmes et peignit les Arènes.
Les représentations des artistes du passé ont joué un rôle important pour établir la renommée de Nîmes comme destination culturelle qui attire aujourd’hui des millions de touristes dans la région.
Le terme « touriste » apparaît dans la langue française en 1803 et, avec cette nouvelle catégorie de voyageurs, naît la demande du guide touristique. Stendhal publie en 1838 Mémoires d’un touriste. En Allemagne, Baedeker publie son premier guide, Rheinreise, en 1828, et la grande maison d’édition britannique, John Murray sort son premier Handbook for Travellers (Guide pour voyageurs) en 1836.
Le premier Guide Michelin paraît en 1900 et inaugure le siècle de l’automobile, et aussi, plus tard, le siècle du tourisme de masse.
C’est en automobile qu’Edith Wharton arrive à Nîmes en 1907 : gageons que la circulation devait y être fluide. Edith Wharton retrouve, en voyageant en automobile, le plaisir de choisir son chemin, de s’arrêter au gré des découvertes faites en routes. Pour elle, c’est la liberté retrouvée du voyage en diligence… Edith Wharton porte sur Nîmes un regard original et pertinent.
En 1905, John Murray publie Sketches on the Old Road through France to Florence, (Esquisses sur la vielle route à travers la France jusqu’à Florence) par Henry Nevinson, illustré par Hallam Murray.
À Nîmes, les monuments et vestiges d’un passé glorieux n’inspirent que de sombres réflexions chez cet auteur :
« L’amphithéâtre de Nîmes est toujours là. Il n’a presque pas changé en deux milles ans, et semaine après semaine y ont lieu des scènes de torture impitoyable devant une foule aussi sanguinaire que le peuple pour qui il fut construit. Comment est-il possible que les Romains aient anticipé la pérennité de la cruauté et prévu que l’homme ne se lasserait jamais du spectacle du sang qui coule, de la force vitale qui s’éteint, des entrailles répandues sur le sable ? C’est seulement le pire de Rome que nos civilisations modernes ont gardé. Les jeux sont toujours là. L’association de la lâcheté et du carnage attire toujours le public. »
L’aqueduc du Pont du Gard ne l’égaie pas davantage :
« À travers un enchevêtrement de lierre et de chèvrefeuille, j’ai suivi l’aqueduc qui conduisait l’eau jusqu’à Nîmes. De nos jours, la ville se contente d’avoir soif et d’être sale. » Au temps des romains, les hommes se lavaient dans les eaux pures et fraiches de la source appelée Némausa, dit-il, et il conclut en ironisant : « le corps baptisé n’a pas besoin de bain. »
Mais les temps et les perceptions changent, et quand Gertrude Stein et Alice B. Toklas arrivent à Nîmes, en 1917, pour établir un hôpital pour les blessés de guerre, elles eurent une tout autre impression. La ville souffrait des privations de la guerre, mais l’accueil était chaleureux.
Bien que très occupées à visiter les soldats américains et français dans les petits hôpitaux de la région, Gertrude et Alice eurent assez de temps pour socialiser avec le préfet, d’autres notables de la ville et les dames qui, Gertrude nous l’assure, parlaient très bien l’anglais. Avec l’apparition de la grippe espagnole, Gertrude alla chercher dans les villages les soldats tombés malades pendant leur permission, pour les amener à l’hôpital de Nîmes. Partout, des plus humbles jusqu’au général qui commandait le secteur, Gertrude et Alice furent ravies de leurs rencontres nîmoises. Nul doute que leurs hôtes furent, de leur côté, impressionnés par ces personnalités.
Autres temps, et autre guerre : nous sommes loin des voyages touristiques et des découvertes pittoresques du midi de la France. C’est le temps des déplacements forcés, des convois, des trains de prisonniers ou de déportés.
C’est en 1940 que Lion Feuchtwanger arrive à Nîmes, dans un train qui a suivi une trajectoire folle, pendant plusieurs jours et plusieurs nuits, d’Aix en Provence (le camp des Mille) à Bayonne pour, aussitôt arrivé à Bayonne, faire demi-tour et finalement s’arrêter à Nîmes. Prisonniers (parce qu’allemands) fuyant l’avance des troupes allemandes (parce qu’antifascistes ou juifs), ballotés au gré des ordres et contre-ordres d’une armée et d’une administration françaises emportées par la débâcle. C’est près de Nîmes, dans un camp de toiles installé près du camp des garrigues, vers le pont St Nicolas, que Feuchtwanger et ses compagnons d'infortune sont finalement cantonnés. Aucune trace ni aucune mémoire aujourd’hui de ce camp, sauf cette “stèle sonore”, émission de France Culture (25 octobre 2017) Une marche dans la garrigue, avec Anne Grynberg, historienne et Salvatore Puglia, artiste plasticien réalisé par Dominique Balaÿ
Nîmes, au moment où on installe le camp St Nicolas, est envahie par les réfugiés : difficile de trouver un lieu où dormir, ou de s’arrêter dans un café : ils sont bondés. Rumeurs, crainte d’une arrestation, menaces d’être extradé et promis à une mort certaine, démarches pour avoir un laissez-passer… rien sur les monuments romains dans les souvenirs de L. Feuchtwanger. Finalement celui-ci trouvera un abri chez un ancien commissaire de police, avant de rejoindre Marseille, puis les Etats-Unis.
Nous terminons ce tour de Nîmes en compagnie de nos voyageurs venus d’ailleurs, avec Elizabeth David, écrivaine culinaire anglaise, et le plus célèbre des gardois d’origine britannique, Lawrence Durrell
Elizabeth David, n’a pas eu une impression favorable sur Nîmes et les nîmois quand elle visita la ville dans les années cinquante. Selon elle, c’était sale, triste et sans intérêt. Néanmoins, elle a pu observer certaines habitudes gastronomiques. Elle note, dans French Provincial Cooking (La cuisine des provinces françaises), 1960, que les nîmoises ne faisaient plus leur propre brandade, mais l’achetaient toute prête chez Raymond Geoffroy, grand spécialiste des recettes traditionnelles de la région gardoise, ou chez Mouton, la Maison de la Brandade, aujourd’hui au 9, rue de l’Horloge.
Parmi les recettes de plats provençaux, Elizabeth en propose une, très facile, qu’elle déclare avoir découverte à Nîmes : la Carbonnade de Mouton. Le plat est préparé avec des morceaux d’agneau ou de mouton, de la poitrine fumée, des pommes de terre, de l’ail, du romarin et de l’huile d’olive, le tout mijoté pendant des heures dans un four à basse température.
Elizabeth était une amie de Lawrence Durrell, l’auteur britannique installé depuis 1958 à Nîmes, du côté d’Engances, sur la route d’Uzès. Lawrence Durrell. Son voisin, le journaliste Jean-Charles Lheureux, relate leur rencontre dans son livre Balade dans le Gard, Editions Alexandrines, 2008 :
C’était au printemps 1958. Comme chaque jour, j’allais chercher des pierres au clapas, poussant ma brouette vide. Il (Laurence Durrell) en revenait, poussant sa brouette lourdement chargée.
C’est l’auteur du Quatuor d’Alexandrie qui ouvre la conversation :
— Je sais depuis que nous sommes arrivés ici que vous êtes journaliste. Pourquoi ne jamais être venu me voir ?
— À cause du panneau que vous avez accroché à votre portail : « Si vous n’êtes pas invité ou attendu, vous n’êtes pas le bienvenu. Ceci est un lieu de travail. Écrivez, svp. » C’est net et précis !— Oui, mais vous ne l’avez pas remarqué, c’est en anglais ! Allez, c’est l’heure du pastis ! Allons trinquer à l’amitié ! Termina-t-il en reprenant sa brouette et le chemin du maset Michel.
Ce premier verre bu, nos rencontres devinrent quotidiennes, voire biquotidiennes, histoire de parler de tout et de rien. Surtout de pierres et de murs et du secret des Étrusques, reconnus maîtres dans l’art de construire des murs de pierres sèches.
Lheureux continue :
Il est certain que Larry (nous l’appelions familièrement ainsi) entretenait des rapports amicaux avec bon nombre de membres éminents du monde des arts et des lettres. Il était cependant parfaitement à l’aise avec les « petites gens », leur témoignant attention et sollicitude, avec sa femme de ménage qu’il appelait la mère Denis, en référence à la publicité récurrente, avec son maçon, son plombier, son boucher, son facteur…
Larry est sensible à la vie nîmoise, à ses traditions et notamment au mythe du taureau. L’intérêt de tous pour cet animal peut paraître curieux mais il s’explique : La Camargue toute proche de Nîmes, a produit des taureaux depuis l’Antiquité. Il n’est dès lors pas étonnant que Nîmes ait eu jusqu’au XVIème siècle comme armoiries, un taureau marchant ; il sera remplacé par un crocodile, par François 1er.
Dans la rue des Marchands, une façade de la Renaissance montre une frise de taureaux, ce qui confirme l’influence de cet animal au cours des siècles De toute façon, il y a toujours eu des jeux où figurait le taureau, bien que la corrida ne soit venue d’Espagne qu’au début du XIXème siècle, la première à Nîmes « les 10 et 14 mai 1863 ». Depuis elles n’ont pas cessé, concurrencées fortement par la course libre et les jeux gardians les ferrades, abrivados et bandidas.
Dans les villages environnants et dans les cours d’école, on peut toujours voir les enfants « jouer au taureau ». Il n’est donc pas surprenant que Laurence Durrell arrivant à Nîmes, soit sensible à cette religion du taureau. Il écrit :
« Quand, pour la première fois, on s’installe ici (à Nîmes), cette vénération omniprésente du taureau paraît quelque peu absurde, mais après une période relativement courte s’installe en nous une sympathie légitime, née de la beauté et de l’esprit d’équipe surprenant que développent ces activités. Que l’on parle des colosses ibériques qui arrivent pour le sacrifice espagnol ou des animaux camarguais, petits et vifs, dont la bravoure et l’astuce expliquent la réputation, ce rite ésotérique a ici, sans aucun doute possible, pris possession de l’existence de l’homme. Les taureaux languedociens ne vont pas à la mort, ils sont seulement dépouillés de leurs cocardes et de ficelles par les razeteurs, jeunes gladiateurs vêtus de blanc … »