Et si de tant de bribes, de morceaux et de bouts d'essais amassés, on procédait enfin au montage, mixant couche après couche, jusqu'au résultat final : le brasier de l'émeute elle-même et non plus ses cendres. Son incandescence approchée de trop près du bout de la langue.
Pistes
#10. Derniers arrivés, on fait tout pour percer la clameur assourdissante de la foule, celle qui se tient devant nous mais encore coincée derrière les barrières alors que tant sont déjà rentrés dans la salle. On fait tout pour capter au milieu du bruit que l’on fait en sautillant « qu'est-ce qu'on se pèle », en rigolant « qu'est-ce qu'on se marre », en hurlant « mais qu'est-ce qu'ils foutent ? », ce qui se passe dans l’enceinte, ce qui en sort derrière ces murs blancs qui aveuglent.
#9. On sent que ça bouge. On dirait même qu'un peu de chaleur vient jusqu'à nous du fin fond de la salle... Entre nos instants de stupeur et nos accès de colère, on se regarde et s'interroge : est-ce qu'ils ont rouvert les portes ? Est-ce qu'ils vont nous laisser rentrer ? On creuse du regard le silence des portes. On invective les murs. Et quand un nouvel élan nous porte tous en avant, ils semblent répondre. On entend presque la rumeur enjouée de ceux qui n’attendent plus que le début du concert, le doux vacarme de ceux qui ont le lancement du spectacle à portée de voix, qui peuvent à tout moment monter le ton, forcer le rythme des événements : « Que les musiciens se pointent, qu’ils jouent, bordel, qu’on puisse enfin danser ! ». Bruit d’une foule capable de bousculer comme elle veut la mise en place du spectacle.
#8. Ça fait combien de temps qu’ils nous ont fermé les portes au nez, que rien ne se passe dehors sinon la boucle des rumeurs ? ‘comprend plus rien à ce qui arrive, moi. On dit qu’ils n’ont fait rentrer que les blancs et les nègres des blancs. On dit qu’ils ont trafiqué les billets et se sont faits du fric sur notre dos, que la salle n’est même pas pleine mais que les pompiers ont peur que ça tourne mal. On dit aussi que les musiciens ne sont même pas venus, que le bal a été interdit et qu’ils cherchent comment l’annoncer. Mais en quoi ça leur pose problème? C’est parce qu’il y a aussi quelques Blancs dans la salle ? Qu'est-ce que ça peut leur foutre que des Noirs et des Blancs viennent danser ensemble sur de la musique jouée par des Noirs ? La ségrégation jusque-là ?
#7. On a tous des billets en main mais certains racontent qu’ils ont les vrais, eux, et qu’ils devront passer en premier quand ils rouvriront les portes. Personne n'y croit mais dès qu'on peut, on les récupère, un bon coup dans le ventre ou dans les côtes et les billets changent vite de main. "Eh, de quoi tu te plains, tu sais bien qu'ils sont tous faux si on en est là ?" Un billet même faux mais chèrement payé du bout de ses poings vaut plus qu'un vrai garanti et vendu par la loi.
#6. Il faut régulièrement s’écarter des bagarres qui éclatent un peu partout dans la foule pour ne pas prendre un coup de poing ou même un cul de bouteille dans la gueule. Les nanas ne sont pas plus calmes que les mecs, au contraire, tous les deux minutes, on entend l’une d’entre elles, soutenue par ses copines qui en rajoutent, qui interpelle et insulte les flics qui sont massés près des portes.
#5. Ça fait combien de temps que le trottoir ne nous accepte plus, tellement qu’on est nombreux, qu’on mord sur la route et que les flics font des pieds et des mains pour nous ramener sur le bord pour ne pas bloquer la circulation ? Pourquoi le monde devrait tourner normalement alors que nous, on a juste quelques mètres à faire pour rejoindre l’endroit où on est censés se trouver maintenant. Ah, ah, ah, j’entends quelque chose, ça serait pas en train de commencer, de commencer sans nous ?! J’entends pas quelques coups de trombone, des boum-boum de grosse caisse ? On dirait que la foule s’excite à l’intérieur, on s’exclame, les musiciens rentrent en scène, ça y est ?... mais toujours impossible d’entendre quoi que ce soit de réel dans ce cirque qu’est devenue la file d’attente dehors. J’en suis sûr, j’entends une sorte de bruit de basse qui s’emporte, je suis sûr que j’entends le battement de quelque chose. Tu l’entends pas toi aussi ? Eh toi, écoute, écoute bien, tu n’entends rien, là ? Comment savoir si j’entends la foule dans la salle qui est déjà en train de se trémousser sur le temps ou si ce n’est pas notre ras-le-bol qui commence à s’exprimer dans les rangs ? Il fait plus que froid maintenant, on s’agite comme on peut, on se marre, on se chambre, on s’embrasse, on picole, mais y’en marre ! On va attendre encore combien de temps ? Vous croyez vraiment qu’ils vont rouvrir les portes ?
#4. Je ne m'attendais vraiment pas à ça. Voir un tel monde. On avait bien été prévenus, et encore de manière incidente par un des gars de la brigade qui écoutait l'émission, mais on pensait que notre petit Jim, notre plus jeune soldat du feu, était un peu bizarre, un gentil garçon serviable, dévoué, mais pas tout à fait dans le rang à s'enticher comme ça de cette musique qui n'était pas pour lui. Rien de bien grave tant qu'il s'agissait d'écouter de la radio mais on saurait le remettre sur le droit chemin s'il cherchait à s'en rapprocher de plus près. Il fallait maintenir une distance pour garder notre position.
#3. Le froid ne parvient plus à glacer les os. Même amortis par les couches de laine, de peau, de viande, les squelettes se frottent et s'échauffent. Coudes enfoncés dans les côtes, crânes qui viennent heurter un nez, un menton, cages qui se resserrent autour des poumons. On se sent beaucoup moins en chair qu'en os. Lentement ici mais à toute allure par endroits, le cortège se déplace. On arrive à hisser les bras au-dessus des épaules, bras que l'on tend, mains encore ouvertes en signe d'appel. Demande de rentrer. Parfois, on arrive à poser un pied à terre, on avance, on suit la poussée vers la porte. Parfois on est soulevé. On se laisse emporter.
#2. Sur le parvis des files se forment, s'allongent, s'étirent. Quelques blancs, mais majoritairement des Frères serrés au bord de la route. Traînées de poudre sur le trottoir. Les gens piétinent, se collent, se blottissent dans la foule. Mais la chaleur du troupeau, les manteaux, les chapeaux, le cuir même de la peau, aucune couche n'est suffisante. Il pèle ce soir. Et ces portes qui ont l'air de n'être jamais assez grandes. Tous ceux à qui l'on demande d'attendre parce qu'ils n'ont pas le bon ticket. Ça commence à gueuler. On se presse, se bouscule, on s'échauffe. En marge des files, des amas s'agglutinent.
#1. Il y a des files dehors. Il fait froid. Les gens se caillent. Les portes ne s'ouvrent pas. Les gens commencent à s'énerver. Les files se défont. On se rapproche, on s'agglutine près des portes. Les flics se regroupent. Deviennent nerveux. Des gens continuent à rentrer. Mais la foule grossit dehors. On arrête de vendre des billets directement au guichet. Des policiers arrivent. On commence à se frapper ici et là dans la foule. Puis tout d'un coup, on entend une immense rumeur puis une vibration gigantesque qui reflue jusqu'à la foule dehors. On n'entend pas de musique au sens propre mais on la sent dans le rythme, le souffle qui soulève la foule des deux côtés des portes. Tout s'accélère. Les gens se pressent à l'entrée, poussent les flics, brisent les portes, suivent les longs corridors étroits qui mènent à la salle, repoussent les quelques policiers qui se trouvaient encore à l'intérieur et s'engouffrent dans l'enceinte. La salle est comble, une dizaine de musiciens se trouvent sur scène. On ne sait pas qui c'est, peut-être Paul Williams. On entend une voix sortir des haut-parleurs, la musique est coupée. Les musiciens arrêtent de jouer et, au bout de quelques secondes de stupeur, quittent la scène. On continue à se serrer devant. Des bagarres éclatent, on fuit ou veut s'approcher. On ne peut plus avancer. L'estrade est détruite. Les portes derrière lesquelles se sont réfugiés les musiciens et l'animateur DJ Freed sont fermées. On crie, on hurle, on pleure. ll n'y a plus de spectacle, ni de scène et pourtant on se voit et on s'entend. Tout ce peuple ce soir, multitude vivant de musique. Joie d'être ensemble. Pour certains la première fois. Pour d'autres, surprise d'avoir trouvé une nouvelle unité dans ce lieu et dans la musique. Unité d'un lieu pour un temps. Pour d'autres, plaisir de voir la foule obscure gagner en nombre, foule venue de tous les quartiers. En marge de la ségrégation, nouvelle grégarité.
#Ignition. Toujours des files dehors. De plus en plus froid pourtant. Les gens se caillent. Piétinent. S'agitent. Danse d'un pied, de l'autre. Et les portes qui s'ouvrent pas ! Les gens qui s'énervent. En tête les files se défont. Explosent... Devant, ça se rapproche. Ça s'agglutine. On vient pousser contre les portes. Les flics qui réagissent. Et se regroupent. Derrière. Autour. Devant. Devenus nerveux, les flics... Le bâtiment, lui, il bouge pas. Et ça continue à rentrer. À venir. Une foule qui grossit. Le parvis se rétrécit. Meute qui mord, sur le trottoir, sur l'avenue. Les portes reculent. La musique s'envole. Le bal de ce soir, peut-être, foutu. Du fond, de la rue, de la route, le cul qui bouge. Faites gaffe aux bagnoles ! Des cris. On lève la tête, on double pour voir ce qui se passe. Au guichet, y’a quelque chose qui bouge. Merde, les billets sont plus en vente ! Murmures. Colères. Bras qui s'agitent. Bouches qui s'ouvrent. Dents qui ressortent. Et policiers qui s’élancent. Se jettent. C'est l'assaut qui vient. Dans la foule, on se frappe. Passer, s'infiltrer. Vous attendez comme tout le monde ! Poussez-vous ! Derrière ! Des coups de matraque qui pleuvent. Sur les gueules, les carcasses, les épaules, les bras. Des fois la pointe, direct, en plein dans le sternum. On suffoque. Et des coups et des coups. Donnés pour rien, lancés partout. Faire reculer la troupe, ces impatients, rompre les rangs. Vacarme, cris, pleurs. Du sang qui gicle. Chapeaux qui volent. Manteaux tombés à terre. Et ça continue. Avancer, pousser, presser. Une masse d'os, de chairs, en train de se compacter. Fini, les flics ne passent plus. Dehors, aveugles, repoussés. Loin du cœur. Puis, d'un coup, une immense rumeur... une vibration gigantesque... court jusqu'à la foule, dehors... n'entend plus de musique, plus d'instruments... sent juste que ça tape, que ça fuse, que ça s'électrise... qu'une excitation gagne... frénésie... un rythme qui s'accélère... un souffle qui se soulève... foule hurlante, trépidante, de chaque côté de la porte... Mince paroi de verre. Bouteilles qu'on jette. Carreaux qui pètent. Bras que l'on passe. Corps qui se jettent. Tout s'accélère... Émotion vive. Les gens se ruent. Poussent les flics, soufflent les portes. Passent l'entrée. De grands couloirs. Atteignent la salle, virent d'autres flics. Une bonne dizaine faisant faction. Voilà l'enceinte. La salle est comble. L'air est chargé. Masse électrique. Au fond, peut-être dix musiciens, droits, debouts sur scène. C'est Paul Williams ?! Oui? Non?... On entend une voix. Crachement des haut-parleurs. Musique coupée au même moment. Les musiciens quittent la scène. Et on avance, et on s'approche. Devant, toujours devant. Tout se passe devant. Erreur. Les os qui craquent. Les têtes qui choquent. Cheveux tirés ou arrachés. Chapeaux qu'on froisse. Bagarres qui commencent. Des cris, coups de couteau. Et plus d'issue, plus d'avancée. Estrade détruite. Portes refuges, portes fermées. On hurle, on pleure. Fini spectacle, finie la scène. Mais on se voit et on s'entend. Peuple d'un soir, musique vivante. Joie d'être ensemble. Cette musique, c'est nous.