Le bal des chiens hurlants

Grégory hosteins

Le bal des chiens hurlants

Le bal des chiens hurlants

Grégory hosteins

Et si, au lieu de gloser à n’en plus finir sur le côté rebelle du rock, on se mettait à l’écoute des moments, sporadiques mais réels, où la passion dégagée par cette musique est venue troubler ouvertement et physiquement l’ordre public. Si on arrêtait de croire que les émotions violentes qu’elle a su provoquer n'avaient à conduit à RIEN, sinon à des futilités sans lendemain. Peut-être qu’en faisant la chronique de ses émeutes et non plus seulement de ses disques, on verra mieux combien, comment et pourquoi le rock a touché et touche encore autant de gens dans le monde.

Voici rapiécés quelques pans décousus de cette tortueuse histoire.

Les cendres de l'émeute

L'incendie dans la ville

On est vendredi soir, sur l’une des principales avenues de la cité de Cleveland, un grand centre industriel du nord des États-Unis, et il fait froid en ce mois de mars 1952, les eaux du lac Érié se montrent de glace une fois de plus. Pourtant, dans la ville, la température commence sérieusement à monter. Des feux tournants sillonnent la pâleur somnolente des rues. Des pompiers, accompagnés d’autres forces de police, viennent d’être dépêchés en urgence et se dirigent vers la Cleveland Arena, une salle de spectacle qui habituellement accueille matches de basket, de boxe ou de hockey. On raconte qu’un étrange incendie vient de se déclarer. Un incendie musical, hurlent des sirènes paniquées dont les cris transpercent les oreillers de la nuit.

L'alerte radio

Qu'on s'inquiète autant des ravages que peut causer un peu de musique surprend. Surtout quand on sait que la radio a fait son boulot toute la semaine, voire depuis des mois, en mettant le public en alerte : ça va chauffer terrible vendredi prochain ! Le message, passé par la voix d'Alan Freed, l'un des DJ vedettes de la station WJW, aurait-pu mal passer. Son nom mis aujourd'hui au panthéon était encore peu connu, même sur les ondes. Surtout que son émission était programmée de onze heures et quelques à une heure du matin. Les enfants sont déjà couchés, enveloppés dans leurs rêves, à cette heure-là, et ceux qui bossent, qui triment, dur le lendemain et encore le surlendemain ont déjà succombé à l'appel du matelas. Et puis surtout on y passe que de la musique noire sur une radio faite par et pour des blancs. Même sur les ondes les musiques ne se fréquentent pas. Pourtant, l'annonce, relayée sur les murs par de grandes affiches rouges, noirs et oranges, brasiers placardés sous les yeux de la ville, a mis le feu chez des milliers et des milliers d'auditeurs. Qui aurait-pu vérifier quelle couleur en train de se consumer avait les oreilles brûlantes qui venaient chaque soir se coller au poste ?

Le bal

Une radio locale avait donc programmé un concert pour la fin de la semaine. Enfin pas tout à fait, disons plutôt... un bal, a dance event, une soirée dansante regroupant deux ou trois orchestres de cuivres et de cordes accompagnés de chanteurs. Parce que... ce qu'on appelle un concert, ce qui se présente dans cette partie du monde comme une des plus hautes façons d'écouter de la musique, manière très distinguée d'aller voir jouer les musiciens – attitude silencieuse, immobile et le cul bien serré sur son siège – était plus ou moins réservée à la population blanche en ces temps de ségrégation. Alors, organiser un spectacle de ce type, événement qui en aurait levé le couperet, même pour quelques heures, aurait sans doute été difficile, voire impossible, même pour un DJ blanc comme Alan Freed. Quand des années plus tard, sur une télé nationale, ce tout nouvel homme devenu vedette du petit écran laissera jeunes danseurs et danseuses, blancs et noirs, se tortiller ensemble sur son générique de fin, une bonne partie du public demandera sa peau. Pas assez claire on imagine. Les téléspectateurs, ils voient rien de ce qui se passe à plus de deux mètres devant eux mais, comme les auditeurs, ils ont le téléphone pour faire entendre leur voix. Si bien que les producteurs de l'émission, pleins de générosité, accepteront de leur offrir la tête de leur présentateur. Il y a des proximités, et même des égalités, que la musique est capable de satisfaire mais qu'on ne peut pas montrer à tout le monde. Beaucoup trop obscène. Du coup, programmer un bal, même si on imagine que les gens vont s'y ruer et s'y mélanger, ça passe beaucoup mieux. La part la plus noble, la plus saine, de la ville en sera préservée. Et puis ça flatte les grandes idées de race d’imaginer que la musique pour ceux d'en face, ceux d'en bas, ça n’est qu’une pauvre histoire de drague et de nouba, un défouloir primitif. D'ailleurs, dans l'une des rares photos qui nous soient accessibles de cette histoire de peu de mémoire, nous est montré, posé à même le sol, une étrange nature morte : deux chaussures de couleur sombre, sorte de ballerines ; un vinyle du label Decca méchamment ébréché mais tellement rayé qu'il en aurait été illisible ; et une bouteille de ce qui semble être du whisky au regard de sa forme : un flacon rondouillard aux douces allures de produit médicinal. Plutôt difficile en voyant cette image de ne pas se dire qu'il s'agit-là d'une composition. Car sinon, par quel hasard, ces trois objets se seraient retrouvés là, réunis, côte à côte ? Il y aurait beaucoup d'histoires à retracer pour en épuiser les différentes versions, pour en recenser les chances, les circonstances et les accidents. Quoiqu'il en soit, c'est quasiment la devise future du rock'n'roll qui est figurée là dans le rapprochement de ces trois objets : sex car quel que soit le mal qu'y voient certains la danse demeure une expression brûlante et heureuse du désir; drugs puisqu'au milieu des produits pharmaceutiques qui vous font décoller la tête ou vous explosent le crâne, l'alcool sur le marché reste toujours une valeur sûre; et le rock'n'roll enfin, symbolisé ici par le disque, la clé qui depuis un demi-siècle en capture et crypte le son et que seules certaines machines électriques savent déchiffrer-délivrer.

Que des distinctions de race, sans doute doublées de différences de classe, puissent décider de la manière dont on se prépare une orgie de musique – blanche dignité toute guindée du concert contre vulgarité noire d'un bal d’autant plus populaire – n'a plus rien d'étonnant dès lors qu'on se rend compte que tout rassemblement, même et surtout distrayant, possède un sens politique. C'est même pour cette raison que si le public noir avait ses propres salles disséminées un peu partout dans le pays, celles qui étaient mixtes ménageaient la plupart du temps deux entrées séparées. Partout où cela semblait nécessaire à l'ordre public, il fallait que les uns et les autres, Blancs et Noirs, Noirs et Blancs, soient proprement distingués par un temps, un espace.

L'arrivée en masse

C’est donc un bal qui, de dix heures du soir à deux heures du matin, a été programmé dans cette salle immense. Sa capacité maximale estimée ? Avec fosse et gradins ? 10.000 personnes ! Mais dès la mise en vente des places, à peine un dollar cinquante l'unité, ce sont tous les tickets qui partent en une seule journée. Le pari est gagné. Le succès est au Rendez-vous. Seulement voilà, vendredi soir, neuf heures à peine, ce sont déjà quinze mille personnes, Noirs et Blancs mélangés, qui se pressent aux portes pour casser la baraque, Rock the House, et y mettre joyeusement le feu. Le sable mythique et doré de l'arène change alors de couleur. En plein cœur de Cleveland, c'est une belle poudrière d'argent que le rock'n'roll vient de concocter.

Nombre tickets

Dans le public comme chez les organisateurs on n'en revient pas de voir autant de monde se présenter aux guichets. L'excitation gagne. Des voix s'élèvent. Surtout quand il faut expliquer à ceux qui s'avancent, avec plus ou moins d'empressement, que le ticket qu'ils ont dans les mains est un faux. En tout cas n'est pas bon alors qu'ils en voient d'autres, ranger le même bout de papier déchiré dans leurs poches, passer les portes vitrées sans aucun problème. C'est parce qu'ils sont blancs, qu'on est noirs? C'est ça?! Quant à ceux qui ont franchi le seuil, ceux qui s'enfoncent toujours plus joyeusement dans les entrailles du bâtiment, ils découvrent, comme le montre l'une des rares photos restantes, qu'il y a encore de la place dans la salle. Pourquoi, alors, certains sont toujours retenus au dehors ? C'est quoi cette ségrégation? Si, chose qui serait étonnante aujourd'hui mais qui fut courante pendant des années, les gradins situés derrière la scène sont en partie déjà occupés – alors que les gens ne verront rien sinon la foule danser; si, bien entendu, la majorité des spectateurs s'est agglutinée au fond de la salle au pied d'une estrade étriquée; la foule, malgré tout, est loin d'être compacte dans l'arène. Sans parler du côté opposé à la scène, celui par lequel le gros de l'avenue déboule dans l'enceinte, côté où l'on voit nettement ci et là des grappes de costumes et de robes complètement détachées, ce sont, dans les hauteurs, là où les têtes semblent pouvoir se cogner au plafond, des rangées complètes de gradins qui sont encore vides. On espérait voir du monde, ce soir, mais on va assister à tout autre chose. Une musique qui vient faire du bruit. Un vacarme inouï.

Court-circuit

La foule déborde et fait pression contre les portes. Les murs grincent. La rumeur gonfle. Les cris s’amoncellent. Du fond de la salle, un bruit énorme se fait entendre. Les voix sont soufflées. Des chapeaux s’envolent. La neige se soulève par endroits et les portes de verre se mettent à vibrer. Pour la masse encore au dehors, c’est sûr, le concert vient de démarrer. On va tout rater. Alors on pousse, on vire, on passe au travers des parois de verre qui éclatent. Le passage est ouvert. L’entrée est offerte. Mais une fois dedans, c’est la stupeur. Une salle pleine à craquer. Des gradins surchargés. Certains qui essaient d’y monter pour ne pas se faire écraser, pour voir ce qui se passe à quelques mètres, au-delà. Le spectacle de cette estrade désespérément vide : des tentures piétinées, des micros sur pied, des amplis renversés, cuivres et cordes abandonnés au sol : en un coup de vent, les musiciens ont décampé. Et cette voix nasillarde, sortie des haut-parleurs, qui ne cesse de répéter. LE SPECTACLE EST TERMINÉ. VEUILLEZ IMMÉDIATEMENT QUITTER LES LIEUX. RENTREZ CHEZ VOUS. Vraiment, le bal est annulé ? La soirée se finit là ? La fête ne peut pas continuer ? Clameurs, battements de mains, vociférations. Une étrange énergie s’empare de la salle, gagne le parvis, bouleverse la rue. Nerfs tendus, hanches qui se lâchent, cœurs qui s’affolent jusqu’aux cerveaux qui crépitent. Une foule s’électrise au milieu des phares qui baissent leur garde et des klaxons qui ferment leur clapet. Au cœur de Cleveland, ce soir, un assourdissant bonheur commence à faire place…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les bruits de la rue

Vue du fond de la salle

Tout ceci n'est qu'une fiction. Une de plus. Une des innombrables. Car il existe assez de récits de l'événement depuis 1952 pour qu'il soit difficile de les recueillir tous. Seulement les versions ne sont jamais très différentes. On peut toujours s'y retrouver. Ce sont souvent les mêmes qui reviennent et que l'on répète d'années en années. Comme les mauvaises copies d'un original introuvable. Comment relier toutes ces bandes ? Mixer ces multiples prises de son et de vue ? Problème journalistique, problème d'histoire, problème littéraire aussi. Ne partons pas de ce que partagent ces récits, ce qu'ils ont en commun, ce qu'ils mettent tous en lumière. Le point zéro, le point neutre. Bazardons même la soi-disant version originale qui n'est qu'une fiction de plus. Partons de l'obscurité, de ce qui fut jamais tiré au clair, de ce qui resté assez emmêlé pour n'avoir jamais laissé passer un regard.

Jamais n'apparaît dans les bandes que déroulent écrivains et témoins, cette lacune centrale qui organise l'ensemble des récits, l'émeute elle-même. Passons en revue les points de disjonction présents dans les récits de l'événement, ces ellipses narratives qui sont autant de coupures dans le flux d'étincelles qui circulait entre tous ces gens.

#1 La nuit elle-même est effacée des histoires.

#2 Ce qui vient après la première chanson qui fut jouée

#3 Dès que la foule du dehors brise les barrières mises en place par la police, celle-ci prend la décision d'arrêter le concert et on passe directement aux semi-excuses de Freed à la radio le lendemain.

#4 Un homme est poignardé dans la foule qui a envahi la salle et on passe au lendemain. Trois petits-points.

#5 L'image d'une salle vide remplie seulement d'un amoncellement de bris de verre provenant de bouteilles de whisky

#6 S'il y avait des Blancs dans la salle hormis les forces de police, les organisateurs et le personnel de la salle.

#7 C'est seulement plus de 2 heures après que la foule ait pénétrée dans la salle que la nuit fut déclarée finie par la police. Quel motif? Pas seulement la dangerosité comme dans beaucoup de versions mais pour la raison qu'on ne pouvait plus se déplacer. Immobilité maximale. Après avoir donné l'ordre de se disperser, la police est restée attendant que la foule lentement quitte les lieux. Qu'est-ce qui s'est passé pendant ses nombreuses heures? Une foule compacte, excitée, électrique mais désormais sans autre musique que son propre bruit dans l'arène.

#8 Quelle atmosphère pouvait produire cette combinaison de colère, de frustration, d'excitation, de peur et de joie à se voir si nombreux? Quelle émotion passait de l'un à l'autre dans l'arène? Quelle était cette émotion complexe à laquelle on a donné ce nom politique d'émeute?

 

Infra-histoires

Vue des gradins

 

De ces quelques images que l'on trouve dans les archives spontanées d'internet, on ne sait jamais tout à fait si elles montrent ce qu'on y voit, du moins ce que l'on y cherche. Mais ici la photographie, même floue, même d'une assez mauvaise qualité, donne de sérieux gages – à défaut d'authenticité – de l'identité de son objet. Sur son bord droit, on reconnaît facilement la structure d'une scène : son rehaut qui laisse soupçonner une estrade, les hauts plis d'un rideau qui dissimulent des coulisses et l'incandescence des silhouettes humaines blanchies par la lumière des projecteurs. Mais c'est surtout le texte déployé devant le rideau placé au-dessus de ce qu'on imagine être la tête des musiciens (est-il éclairé lui aussi à la façon d'une enseigne ou est-ce une banderole de tissu ou de papier ?), qui certifie que l'on est bien en train de regarder une image (vraie ou fausse peu importe) du spectacle qui a eu lieu le 21 mars 1952. On y reconnaît en effet le nom que DJ Freed donnait à ceux qui suivaient assidûment son émission : The Moon Doggers. Habituellement dispersés aux quatre coins de la ville et de ses environs, seuls ou en petits groupes, ce sont d'innombrables "chiens hurlants" qui se sont trouvés ainsi rassemblés devant cette minuscule estrade qui clame leur nom. Qu'est-ce que cela veut dire que le nom qu'on peut lire, ce nom qui consolide l'objectivité d'une image, dit en même temps ce qui s'y presse devant ? Que la chose nommée se tienne en face de ce qui la nomme ? Qu'elle se voit non pas comme dans un miroir mais comme une chose qu'une bannière imprimée montre du doigt. Signe que l'on vient remplir et que l'on confirme. Preuve d'existence mais d'une intensité qu'on n'imaginait pas.

Car la scène est incroyablement exiguë au regard du nombre de fans qui s'y sont agroupés. On en voit derrière qui, s'ils pouvaient entendre la musique, étaient incapables de voir les musiciens en train de jouer. Le son était sans doute bien meilleur que celui de la radio, pas techniquement parlant bien sûr, mais pour l'effet physique qu'il devait produire, enveloppant et bousculant le corps tout entier. Et la place, malgré tout, agréable, surtout pour les regards qu'il devenait possible d'échanger avec ceux qui, comme vous, étaient fous de cette musique.

C'est au milieu de cette masse qui s'étendait jusqu'en dehors de la salle qu'eut lieu l'émeute qui fit suite à l'interruption du spectacle. Est-ce qu'il est possible de porter les attitudes, les gestes, les regards que chacun porte sur les autres jusqu'à l'incandescence ? Voir l'émeute surgir­ ? Suffit-il de chauffer l'image des corps à blanc pour qu'ils s'embrasent ? On va voir. Captons les improvisations qui nous viennent du simple visionnage de l'image.

Séquences

#1. Fusion des masses. La foule continue de grandir, ils nous poussent de plus en plus brutalement sur la chaussée, quelques-uns lancent des bouteilles d’alcool vides dans les portes vitrées de l’entrée, puis des pierres, sorties d’on ne sait où, puis un parcmètre arraché au bord du trottoir, puis des poubelles de fer ramenées par certains, puis enfin une de ces barrières de métal qui nous ordonnait de ne pas avancer. C’est l’émeute. Les plus proches se jettent en désordre vers le trou béant ouvert dans l’enceinte, ceux de derrière qui s’appuyaient sur ceux de devant basculent dans le vide et se jettent eux aussi en avant, l’énorme masse de ceux qui patientaient dehors, en ce fameux jour du 21 mars 52, tente de pénétrer dans l’enceinte, forçant les portes, brisant les vitres, courant dans le hall, encombrant les couloirs, saccageant le vestiaire : faisant voler cintres et vêtements déposés par les heureux-fêtards-déjà-dans-la-place. Les quelques accès à la salle proprement dit sont vite trop étroits pour la foule que nous sommes, joyeuse, formidablement réchauffée, excitée de ses propres audaces, fusant et hurlant de tout corps. Deux masses sonores vont bientôt se mêler et là, oui là, tout le monde entendra ce que c'est que du rock’n’roll.

#2. Danses. On arrive dans la salle : de la poussière, de la fumée, des gens qui courent partout, le fracas des chaises dans les gradins qui explosent sur la piste centrale, les cris de panique et d’extase mêlés, les ordres des flics demandant à tout le monde de sortir. Sur la scène, ne reste plus que des micros dressés. Personne derrière. Même les voix nasillardes qui demandent à chacun de garder son calme sortent des haut-parleurs dispersés un peu partout dans l’arène. On est à Cleveland pour aller à un bal, un bal de folie, un bal gigantesque, on se retrouve au milieu d’un vacarme dont on aurait cru qu’il nous dissuaderait de danser. Et pourtant, au milieu de tous ces gens qui courent, qui tombent, qui se donnent du pied et du poing, qui semblent baiser dans un coin, qui hurlent aux flics d’aller se faire voir, qui demandent à tout le monde de se rassembler pour gueuler et gueuler encore jusqu’à ce que les musiciens reviennent et qu’on le donne enfin, ce foutu bal, au milieu de ce qui n’est pas même un chaos, mais seulement un tourbillon de cris et d’appels, de frappes et de trépidations, de crash et de plaintes, de défis, de commandes, on entend la vibration d’une musique, on l’entend à peine à l’oreille mais clairement dans les épaules, les chevilles, les poignets, le bassin. On danse bordel, on danse sans plus de face à face, sans plus de regard pour personne. Plus d’œillades, de brio, d’imitation ou de honte : on bouge comme on sent. On absorbe et renvoie tout ce qui vient de l’ensemble. Personne n’a plus de visage dont on voudrait se souvenir, que l’on voudrait reconnaître. Tout le monde va trop vite et même ceux qui ne bougent que sur place, les yeux fermés, en sautant fiévreusement au son d’un air que chacun respire sans le savoir, perdent rapidement leur visage pour ceux qui le croisent. Ils s’expriment beaucoup mieux, beaucoup plus richement des mouvements qu’ils impriment à leur jambes, à leur bassin ou leur tête. On est à la fois trop près et trop loin les uns des autres pour encore s’octroyer un visage, pour encore y chercher ce qu’il y aurait de capital en chacun. Des groupes se forment par ci par là, des groupes éphémères ou des groupes qui durent plus de quelques secondes, des chorégraphies s’improvisent de gesticulations et de cris, de pas et de gestes. Une danse absolument protéiforme s’est emparée des lieux. Nous étions sur le trottoir à désespérer que ça commence sans nous, on ne savait pas qu’il fallait qu’on soit là pour que démarre une vraie nuit de rock’n’roll.

#3. Contagion du plaisir. On ne se tenait plus, dans le dos, les bras croisés. Impossible. On ne pouvait plus se tenir droit, nonchalamment, balançant son chapeau à la main. On tanguait en permanence et mon panama s'était envolé dans le brouhaha depuis des heures. On ne marchait même plus, pudiquement, main dans la main. On sentait les cheveux exagérément parfumés de sa voisine ou de son voisin. Il faisait beaucoup trop chaud pour garder sur les épaules manteaux et pardessus. On les ouvrait mais pas de place pour les enlever. On crevait de sueur les uns contre les autres sans pouvoir se décider. Puis l'annonce est sortie des haut-parleurs. Voix machinale du chef de la police. Signal radio, arc électrique, tendu des des coins de la fosse jusqu'aux gradins.La fête était finie. Trop de monde, trop dangereux et dans le calme fallait rentrer chez soi. L'appel tourbillonna dans toute la salle.  Tout le monde s'agitait mais personne ne bougeait. Les épaules poussaient d'autres épaules. Les coudes vous rentraient dans les côtes. Les têtes s'entrechoquaient. Les cris déchiraient et les tympans se déchiraient. La dispersion était imminente. Le chemin à l'envers, en longue files, encadrée par la police. Une lame sortit d'une poche quelque part. Un énorme trou qui se forme soudain dans la foule déjà plus que compacte. On ne sait pas trop ce qui se passe sinon que ça vient de par-là. On est même plus les uns contre les autres

#4. Electricité dans l'air. Les morceaux flottent dans l'air. Dans le vacarme, on entend à nu ce bruit sourd qui d'habitude est recouvert de tant de sons. On entend ce fond d'électricité qui d'habitude nous environne. L'électricité du moment est partout, elle sort des haut-parleurs, passe par nos jambes, touche nos coudes. Intense excitation. Tellement de bonheur qu'on est resté ainsi massés dans la salle pendant des heures à partager ce moment. Déçus oui sans doute mais heureux de s'être vus ainsi et surtout de s'entendre les uns et les autres, de se voir plein de cette électricité qui captée sur les ondes, transmises par les disques, nous branchaient les uns aux autres et allaient nous lancer dans l'avenir. On allait se revoir. On savait que même entre nous, même avec certains blancs, on allait s'entendre.

#5. Court-circuit. Ça fait des heures qui y'en a qui ont commencé à rentrer dans la salle. Et on est toujours dehors, à se geler, à sauter sur place, à s'agiter comme des gosses, à chanter, à brailler. Et ça continue d'arriver, de venir, de tous les quartiers chauds de la ville. Sauf qu'y aura bientôt plus de place sur le trottoir. Qu'à force de s'étaler, à droite, à gauche, comme ça de tous les côtés, plus loin que la trente-sixième et la quarantième, à force de faire la queue toujours plus loin, on va finir par même plus voir la tête du chien. Y'en a pas mal, déjà, qui mordent sur la route. Les bagnoles nous évitent et les flics nous gueulent de remonter sur le trottoir mais bientôt ce sera l'accident ou la ville commencera à être bloquée. Ils nous laisseront pas si longtemps nous rassembler à l'air libre. Surtout pas qu'on nous voie ou qu'on nous entende. Aussi nombreux et unis. Surtout si quelques blancs viennent, eux aussi, se mettre à nos côtés. Non, mais c'est quoi cette musique de nègres ? Encore un prétexte pour foutre le bordel en ville !

Ça commence à remuer dans tous les sens d'un seul coup. Trop serrés pour ne pas être emportés, toi ou moi, dans le mouvement. Y'en a qui glissent et qui se cassent la gueule sur le trottoir. D'autres qui se poussent ou s'entraident pour se relever. La nuit tourne orange dans la rue. On entend de gros coups de gueule quelque part dans la file. Dégage ! Pousse-toi ! On s'écarte, on s'écarte ! venant de plus haut ; du grand hall d'entrée on dirait. Ça bataille et ça hurle au pied de l'arène. On se dit que peut-être, ça va être le moment d'avancer, qu'on va finir par rentrer dans cette salle. Et, tout en faisant gaffe de ne pas se faire écraser, on garde les oreilles le plus possible grand ouvertes. Mais on ne rêve pas : derrière le verre, on entend aussi des os qui se brisent. Ça cogne méchamment devant nous. Deux gars ?, non deux groupes de gars et de filles sont en train de se rentrer dedans faute de pouvoir aller quelque part. La file se rompt autour d'eux. Les gens s'écartent, se trouvent pas grappes de plus en plus grosses, repoussées de tous les côtés. L'avenue, qui déjà débordait, se déverse sur la route. Une foule se disperse, paniquée, au milieu des voitures qui zigzaguent, sans toujours ralentir. De l'avenue monte un vacarme de cris, d'appels, de menaces, une cohue de sifflets et de coups. On entend des sirènes qui s'approchent. On s'attend à ce que pète un grand BOUM qui partira on ne sait où. Chaque mouvement dans la foule montre déjà le chemin d'une histoire que les uns acceptent et les autres refusent. Terreur et jouissance. Et soudain, les lignes explosent, la file se coupe, les gens refusent de reculer encore plus et s'avancent, s'enfoncent, se massent en nombre toujours plus resserré vers l'entrée de la salle, bien décidés cette fois à se rendre à ce foutu bal au lieu de faire partie de ce bordel toujours plus dangereux, toujours plus bruyant.

#6. Derrière les rideaux. On apercevait déjà quelques têtes d'affiche passer le bout de leur nez à travers les rideaux. Pour voir ce qu'il se passait dans la salle, combien il y avait de monde, tâter l'ambiance de près. Et on savait bien que derrière cette petite scène montée en face de nous à un bout de l'arène se tenaient sûrement inquiets, excités, impatients, les chanteurs et musiciens qui étaient programmés pour ce soir. Comme nous, ils devaient tirer sur quelques clopes en se rafraîchissant de temps en temps le goulot. Pieds qui ne tiendraient plus très longtemps au plancher. Gorge serrée de retenir tant de voix en souffrance. On savait aussi, de gestes au loin échangés et d'enthousiastes rumeurs chaque fois relayées, que celles et ceux qui avaient eu des places situées derrière les rideaux, pleine vue sur les coulisses, à l'envers de la scène, voyaient s'agiter et faire les cent pas ceux qui auraient dû faire partie de notre décor, costume sur le dos et instrument dans les mains, prêts à ne pas nous lâcher de la nuit tant qu'on aurait pas suer des citernes et des seaux. De quoi faire courir à nouveau cette électricité entre nous. Matérialiser ces ondes qui le soir nous traversaient sans qu'on puisse en transmettre l'énergie à qui que ce soit. On sentait que de chaque côté de la scène, tout le monde était à deux doigts de péter les plombs. Mais lorsqu'un gars est venu se présenter au micro (alors que tout le monde s'attendait à revoir Alan Freed) et pour nous dire, en plus, qu'on était trop nombreux et qu'il fallait annuler pour ce soir, la petite estrade qui nous séparait de ceux qui devaient nous mettre en musique, ressembla à ce qu'elle avait toujours été pour les spectateurs de derrière. Un bric-à-brac de tôle, de tissu et de bois, une petite hutte de planches et de câbles montée sur pilotis au milieu d'un grand lac de coulées humaines. En deux secondes la scène fut démontée, les câbles coupés et les rideaux tirés puis déchirés. Certains ont parlé de marées humaines. D'autres, de vagues barbares déferlant sur le sol protégé de la représentation sociale.

 

Sex, Drugs and Rock'n'Roll

Et si de tant de bribes, de morceaux et de bouts d'essais amassés, on procédait enfin au montage, mixant couche après couche, jusqu'au résultat final : le brasier de l'émeute elle-même et non plus ses cendres. Son incandescence approchée de trop près du bout de la langue.

Pistes

#10. Derniers arrivés, on fait tout pour percer la clameur assourdissante de la foule, celle qui se tient devant nous mais encore coincée derrière les barrières alors que tant sont déjà rentrés dans la salle. On fait tout pour capter au milieu du bruit que l’on fait en sautillant « qu'est-ce qu'on se pèle », en rigolant « qu'est-ce qu'on se marre », en hurlant « mais qu'est-ce qu'ils foutent ? », ce qui se passe dans l’enceinte, ce qui en sort derrière ces murs blancs qui aveuglent.

#9. On sent que ça bouge. On dirait même qu'un peu de chaleur vient jusqu'à nous du fin fond de la salle... Entre nos instants de stupeur et nos accès de colère, on se regarde et s'interroge : est-ce qu'ils ont rouvert les portes ? Est-ce qu'ils vont nous laisser rentrer ? On creuse du regard le silence des portes. On invective les murs. Et quand un nouvel élan nous porte tous en avant, ils semblent répondre. On entend presque la rumeur enjouée de ceux qui n’attendent plus que le début du concert, le doux vacarme de ceux qui ont le lancement du spectacle à portée de voix, qui peuvent à tout moment monter le ton, forcer le rythme des événements : « Que les musiciens se pointent, qu’ils jouent, bordel, qu’on puisse enfin danser ! ». Bruit d’une foule capable de bousculer comme elle veut la mise en place du spectacle.

#8. Ça fait combien de temps qu’ils nous ont fermé les portes au nez, que rien ne se passe dehors sinon la boucle des rumeurs ? ‘comprend plus rien à ce qui arrive, moi. On dit qu’ils n’ont fait rentrer que les blancs et les nègres des blancs. On dit qu’ils ont trafiqué les billets et se sont faits du fric sur notre dos, que la salle n’est même pas pleine mais que les pompiers ont peur que ça tourne mal. On dit aussi que les musiciens ne sont même pas venus, que le bal a été interdit et qu’ils cherchent comment l’annoncer. Mais en quoi ça leur pose problème? C’est parce qu’il y a aussi quelques Blancs dans la salle ? Qu'est-ce que ça peut leur foutre que des Noirs et des Blancs viennent danser ensemble sur de la musique jouée par des Noirs ? La ségrégation jusque-là ?

#7. On a tous des billets en main mais certains racontent qu’ils ont les vrais, eux, et qu’ils devront passer en premier quand ils rouvriront les portes. Personne n'y croit mais dès qu'on peut, on les récupère, un bon coup dans le ventre ou dans les côtes et les billets changent vite de main. "Eh, de quoi tu te plains, tu sais bien qu'ils sont tous faux si on en est là ?" Un billet même faux mais chèrement payé du bout de ses poings vaut plus qu'un vrai garanti et vendu par la loi.

#6. Il faut régulièrement s’écarter des bagarres qui éclatent un peu partout dans la foule pour ne pas prendre un coup de poing ou même un cul de bouteille dans la gueule. Les nanas ne sont pas plus calmes que les mecs, au contraire, tous les deux minutes, on entend l’une d’entre elles, soutenue par ses copines qui en rajoutent, qui interpelle et insulte les flics qui sont massés près des portes.

#5. Ça fait combien de temps que le trottoir ne nous accepte plus, tellement qu’on est nombreux, qu’on mord sur la route et que les flics font des pieds et des mains pour nous ramener sur le bord pour ne pas bloquer la circulation ? Pourquoi le monde devrait tourner normalement alors que nous, on a juste quelques mètres à faire pour rejoindre l’endroit où on est censés se trouver maintenant. Ah, ah, ah, j’entends quelque chose, ça serait pas en train de commencer, de commencer sans nous ?! J’entends pas quelques coups de trombone, des boum-boum de grosse caisse ? On dirait que la foule s’excite à l’intérieur, on s’exclame, les musiciens rentrent en scène, ça y est ?... mais toujours impossible d’entendre quoi que ce soit de réel dans ce cirque qu’est devenue la file d’attente dehors. J’en suis sûr, j’entends une sorte de bruit de basse qui s’emporte, je suis sûr que j’entends le battement de quelque chose. Tu l’entends pas toi aussi ? Eh toi, écoute, écoute bien, tu n’entends rien, là ? Comment savoir si j’entends la foule dans la salle qui est déjà en train de se trémousser sur le temps ou si ce n’est pas notre ras-le-bol qui commence à s’exprimer dans les rangs ? Il fait plus que froid maintenant, on s’agite comme on peut, on se marre, on se chambre, on s’embrasse, on picole, mais y’en marre ! On va attendre encore combien de temps ? Vous croyez vraiment qu’ils vont rouvrir les portes ?

#4. Je ne m'attendais vraiment pas à ça. Voir un tel monde. On avait bien été prévenus, et encore de manière incidente par un des gars de la brigade qui écoutait l'émission, mais on pensait que notre petit Jim, notre plus jeune soldat du feu, était un peu bizarre, un gentil garçon serviable, dévoué, mais pas tout à fait dans le rang à s'enticher comme ça de cette musique qui n'était pas pour lui. Rien de bien grave tant qu'il s'agissait d'écouter de la radio mais on saurait le remettre sur le droit chemin s'il cherchait à s'en rapprocher de plus près. Il fallait maintenir une distance pour garder notre position.

#3. Le froid ne parvient plus à glacer les os. Même amortis par les couches de laine, de peau, de viande, les squelettes se frottent et s'échauffent. Coudes enfoncés dans les côtes, crânes qui viennent heurter un nez, un menton, cages qui se resserrent autour des poumons. On se sent beaucoup moins en chair qu'en os. Lentement ici mais à toute allure par endroits, le cortège se déplace. On arrive à hisser les bras au-dessus des épaules, bras que l'on tend, mains encore ouvertes en signe d'appel. Demande de rentrer. Parfois, on arrive à poser un pied à terre, on avance, on suit la poussée vers la porte. Parfois on est soulevé. On se laisse emporter.

#2. Sur le parvis des files se forment, s'allongent, s'étirent. Quelques blancs, mais majoritairement des Frères serrés au bord de la route. Traînées de poudre sur le trottoir. Les gens piétinent, se collent, se blottissent dans la foule. Mais la chaleur du troupeau, les manteaux, les chapeaux, le cuir même de la peau, aucune couche n'est suffisante. Il pèle ce soir. Et ces portes qui ont l'air de n'être jamais assez grandes. Tous ceux à qui l'on demande d'attendre parce qu'ils n'ont pas le bon ticket. Ça commence à gueuler. On se presse, se bouscule, on s'échauffe. En marge des files, des amas s'agglutinent.

#1. Il y a des files dehors. Il fait froid. Les gens se caillent. Les portes ne s'ouvrent pas. Les gens commencent à s'énerver. Les files se défont. On se rapproche, on s'agglutine près des portes. Les flics se regroupent. Deviennent nerveux. Des gens continuent à rentrer. Mais la foule grossit dehors. On arrête de vendre des billets directement au guichet. Des policiers arrivent. On commence à se frapper ici et là dans la foule. Puis tout d'un coup, on entend une immense rumeur puis une vibration gigantesque qui reflue jusqu'à la foule dehors. On n'entend pas de musique au sens propre mais on la sent dans le rythme, le souffle qui soulève la foule des deux côtés des portes. Tout s'accélère. Les gens se pressent à l'entrée, poussent les flics, brisent les portes, suivent les longs corridors étroits qui mènent à la salle, repoussent les quelques policiers qui se trouvaient encore à l'intérieur et s'engouffrent dans l'enceinte. La salle est comble, une dizaine de musiciens se trouvent sur scène. On ne sait pas qui c'est, peut-être Paul Williams. On entend une voix sortir des haut-parleurs, la musique est coupée. Les musiciens arrêtent de jouer et, au bout de quelques secondes de stupeur, quittent la scène. On continue à se serrer devant. Des bagarres éclatent, on fuit ou veut s'approcher. On ne peut plus avancer. L'estrade est détruite. Les portes derrière lesquelles se sont réfugiés les musiciens et l'animateur DJ Freed sont fermées. On crie, on hurle, on pleure. ll n'y a plus de spectacle, ni de scène et pourtant on se voit et on s'entend. Tout ce peuple ce soir, multitude vivant de musique. Joie d'être ensemble. Pour certains la première fois. Pour d'autres, surprise d'avoir trouvé une nouvelle unité dans ce lieu et dans la musique. Unité d'un lieu pour un temps. Pour d'autres, plaisir de voir la foule obscure gagner en nombre, foule venue de tous les quartiers. En marge de la ségrégation, nouvelle grégarité.

#Ignition. Toujours des files dehors. De plus en plus froid pourtant. Les gens se caillent. Piétinent. S'agitent. Danse d'un pied, de l'autre. Et les portes qui s'ouvrent pas ! Les gens qui s'énervent. En tête les files se défont. Explosent... Devant, ça se rapproche. Ça s'agglutine. On vient pousser contre les portes. Les flics qui réagissent. Et se regroupent. Derrière. Autour. Devant. Devenus nerveux, les flics... Le bâtiment, lui, il bouge pas. Et ça continue à rentrer. À venir. Une foule qui grossit. Le parvis se rétrécit. Meute qui mord, sur le trottoir, sur l'avenue. Les portes reculent. La musique s'envole. Le bal de ce soir, peut-être, foutu. Du fond, de la rue, de la route, le cul qui bouge. Faites gaffe aux bagnoles ! Des cris. On lève la tête, on double pour voir ce qui se passe. Au guichet, y’a quelque chose qui bouge. Merde, les billets sont plus en vente ! Murmures. Colères. Bras qui s'agitent. Bouches qui s'ouvrent. Dents qui ressortent. Et policiers qui s’élancent. Se jettent. C'est l'assaut qui vient. Dans la foule, on se frappe. Passer, s'infiltrer. Vous attendez comme tout le monde ! Poussez-vous ! Derrière ! Des coups de matraque qui pleuvent. Sur les gueules, les carcasses, les épaules, les bras. Des fois la pointe, direct, en plein dans le sternum. On suffoque. Et des coups et des coups. Donnés pour rien, lancés partout. Faire reculer la troupe, ces impatients, rompre les rangs. Vacarme, cris, pleurs. Du sang qui gicle. Chapeaux qui volent. Manteaux tombés à terre. Et ça continue. Avancer, pousser, presser. Une masse d'os, de chairs, en train de se compacter. Fini, les flics ne passent plus. Dehors, aveugles, repoussés. Loin du cœur. Puis, d'un coup, une immense rumeur... une vibration gigantesque... court jusqu'à la foule, dehors... n'entend plus de musique, plus d'instruments... sent juste que ça tape, que ça fuse, que ça s'électrise... qu'une excitation gagne... frénésie... un rythme qui s'accélère... un souffle qui se soulève... foule hurlante, trépidante, de chaque côté de la porte... Mince paroi de verre. Bouteilles qu'on jette. Carreaux qui pètent. Bras que l'on passe. Corps qui se jettent. Tout s'accélère... Émotion vive. Les gens se ruent. Poussent les flics, soufflent les portes. Passent l'entrée. De grands couloirs. Atteignent la salle, virent d'autres flics. Une bonne dizaine faisant faction. Voilà l'enceinte. La salle est comble. L'air est chargé. Masse électrique. Au fond, peut-être dix musiciens, droits, debouts sur scène. C'est Paul Williams ?! Oui? Non?... On entend une voix. Crachement des haut-parleurs. Musique coupée au même moment. Les musiciens quittent la scène. Et on avance, et on s'approche. Devant, toujours devant. Tout se passe devant. Erreur. Les os qui craquent. Les têtes qui choquent. Cheveux tirés ou arrachés. Chapeaux qu'on froisse. Bagarres qui commencent. Des cris, coups de couteau. Et plus d'issue, plus d'avancée. Estrade détruite. Portes refuges, portes fermées. On hurle, on pleure. Fini spectacle, finie la scène. Mais on se voit et on s'entend. Peuple d'un soir, musique vivante. Joie d'être ensemble. Cette musique, c'est nous.

 

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