Faire entendre de la musique rock dans une salle de cette taille, capable d'accueillir 10.000 personnes, c'était bien la première fois qu'on le faisait. Pas la première fois qu'on entendait du rock'n'roll, bien sûr, puisque cette musique résonnait déjà depuis la fin des années 40 dans les clubs et les radios réservés aux Afro-américains. Mais la première fois qu'on faisait autant de bruit pour une musique si récente, la première fois qu'on acceptait publiquement de la donner en spectacle à des Blancs – publicité redoublée – au lieu de laisser ces derniers, conduits par leur dévorante passion, se glisser dans les bouges, au milieu d'une assemblée majoritairement noire, pour en capter des bribes à la source. La première fois aussi, sans doute, qu'on réservait un si grand espace à cette musique-là au lieu de lui ménager un petit temps de passage entre Jazz et Blues. Une scène, rien que pour elle. Tant de "premières" en une seule fois, c'est extrêmement rare. Alors, pour ne pas se laisser abuser par la magie des commencements, il est bon de se souvenir que les "premières", en général, ne sont données qu'après de longues répétitions.

Et c'est pour cela aussi que cet événement fait date. Il réalise ce qui fera l'histoire à venir du rock'n'roll, son destin de musique de masse, de musique produite, diffusée et consommée industriellement. Music for the masses titreront cyniquement Depeche Mode sur l'album qu'ils défendront lors de leur tournée de 88. Il est vrai qu'au Rose Bowl de Pasadena, stade où fut filmé la fin de la tournée, se rassemblaient maintenant au moins 70.000 personnes. Le rock sans cesse changera d'échelle. Une fois passée la rampe des ondes, la démesure deviendra son lot. Regardez le concert des Rolling Stones à Copacabana Beach en 2006 : plus d'un million et demi de personnes.