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Oreilles blanches pour musique noire
Récit lié : Moondog Coronation Ball
Au numéro 300 de Prospect Avenue, à Cleveland, on pouvait trouver dans les années 50 une boutique de disques qui s'appelait Record Rendez-vous. Son propriétaire, Léo Mintz, est encore aujourd'hui réputé pour ses combines en matière de vente. Car en plus d'avoir équipé son magasin de façon à ce qu'on puisse les écouter sur place – pour se faire une idée avant de les acheter et pas pour y passer la journée! – Léo encourageait ceux qui le voulaient à venir enregistrer directement dans sa boutique. Un seul lieu pour stocker, vendre, diffuser et maintenant produire des disques : la boucle se bouclait. Toute la musique était en passe de devenir une marchandise. Autour d'elle, toutes les ficelles du business, ou presque, se nouaient. Ne manquait plus qu'une petite chose à Léo : faire connaître son art en soignant sa publicité...
Ce qui est vite fait en se mettant en cheville avec un animateur radio du nom d'Alan Freed. Léo sponsorise l'émission, lui passe des disques et bien sûr informe le DJ de ce qui marche le mieux dans son magasin. De son lieu de rendez-vous mué en poste d'observation des pratiques de consommation (son circuit commercial continuant à se boucler) Mintz confie à Freed une chose intrigante qu'il a remarqué parmi ses clients. Certains disques appartenant à la gamme des Race Records, ceux qui sont destinés aux consommateurs noirs, font un tabac dans la jeunesse blanche. De plus en plus d'oreilles, plus volubiles qu'interdites, viennent en effet se poser sur un style très particulier de musique. La chose n'était pas nouvelle – les futures stars du rock comme Elvis Presley, Bill Haley ou Jerry Lee Lewis en porteront témoignage – mais elle restait rare ou, tout du moins, confidentielle. Or dans sa boutique, remarque Mintz, l'engouement est tel que cette musique pourrait passer outre les barrières de race instaurées par la ségrégation. C'est ce coup commercial, le fameux cross-over, que vont tenter les deux associés : tirer vers le haut la tendance sans que soit trop visible la transgression sociale et politique qu'implique un tel passage à l'aveugle sur les ondes. Faire le plus de bruit possible sans qu'on puisse voir de quelle bouche cette musique sort et quels tympans elle vient frapper. Ce sera l'un des retournements les plus prodigieux qu'accomplira le rock'n'roll, faire de ses conditions d'origine la marque de son style.
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