Conduction

Vincent Capes

Conduction

Conduction

Vincent Capes
23 juillet 2020

Le 18 novembre 1989 à 14 heures et 34 minutes précisément, le satellite COBE fût lancé et placé sur une orbite à 900 km d'altitude. COBE est l'acronyme de Cosmic Background Explorer. Il a été créé pour procéder à l'étude du fond diffus cosmologique, émis environ 380 000 ans après la création de l’univers. Le modèle standard de la cosmologie prédisait que ce rayonnement devait présenter un spectre électromagnétique de corps noir. Les premiers résultats officiels furent annoncés le 23 avril 1992. Événement majeur dans l’histoire de l’astrophysique, ils confirmèrent que la chaleur émise par le Big Bang avait laissé un rayonnement fossile encore présent et perceptible dans le fond de l’univers. Une trace actuelle d’un passé suprême.

Dans son livre Le nom sur le bout de la langue, Pascal Quignard dénombre au moins trois mémoires : celle de ce qui n’a jamais eu lieu (le fantasme) ; celle de ce qui a été (la vérité) ; celle de ce qu’on a perçu (la réalité). C’est dans l’oscillation inlassable entre ces trois notions de fantasme, de vérité et de réalité, par cette hésitation, que l’imaginaire se met en feu. La force du fantasme et de ce qu’on n’a pas encore vécu se mêle à la ferveur du souvenir et de ce que qu’on a pas vu et qu’on imagine. Ce fantasme — qui partage la même étymologie que fantôme — représente tout ce qui vient par-dessous.

PHASE 1 – Prise de conscience : État de siège et occupation

« Pour les réclamations, adressez-vous aux intentions qui ont bâti les murs. Il suffit de faire parler la matière. »

Rudy Ricciotti, L’Architecture est un sport de combat

Si l'Imaginaire est un territoire, c’est un pays occupé. L’Imaginaire a été colonisé par les États-Unis, la télévision, la publicité, le positivisme et le néo-libéralisme. Les villes — qui sont des organismes vivants comme les humains — portent les traces et les blessures de ces offensives idéologiques : elles sont défigurées par le tourisme et le shopping. Les rénovations perpétuelles et l’urbanisation cherchent à dissimuler que les vrais plans des villes ne sont pas sur les cartes mais tracés dans nos mémoires et dans l’Imagination. Les travaux publics transforment les villes en simple étape d’un circuit touristique. Si l’on ne veut pas qu’elles deviennent définitivement de simples zones transitoires, des salles d’attente d’aéroports mondialisés, il faut réinvestir l’espace public. Le lieu commun. La Res-Publica. Il faut errer sans but. Être désœuvré, comme le dit Giorgio Agamben. Car si la dérive n’a certes pas de destination claire elle a un but. Comme le dit Philippe Vasset : « suivre le tracé des rues et des places, respecter les sens interdits et les propriétés privées, c’est se limiter aux apparences, au décor, à la mise en scène conçue par les urbanistes. »

La psychogéographie est « l'étude des lois exactes, et des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur les émotions et le comportement des individus » explique Marcel Mariën dans sa revue Les Lèvres Nues. Autrement dit : elle est l’étude de la perception de l’espace urbain, et s’intéresse plus particulièrement à l’expérience affective de l’espace par l’individu. Elle explore le point d’impact entre de la psychologie subjective et de la géographie objective. Il faut réapprendre la déambulation urbaine, le voyage mental, la flânerie et le vagabondage.

Les données collectées par le travail de dérive psychogéographique forment la base du remodelage de la ville, tel que le concevaient les situationnistes. Il faut savoir rendre la ville plus conforme à nos désirs, un désir qui ne doit pas être individuel mais un droit et un devoir d’exercer un pouvoir collectif sur le processus d’urbanisation imposé par les entrepreneurs. Car les mêmes sceaux magiques délimitent les espaces qui entourent les villes, toutes les villes occidentales. On appelle ces sceaux « enseignes », « logos », « sigles », « marques ». Ce sont Leclerc, Carrefour, Auchan, Casino, McDonald, Subway, O’Tacos, Zara, H&M, Ikea, GiFi, Castorama ; dans le monde virtuel, on les nomme Google, Amazon, Ebay, FaceBook, Instagram, SnapChat, TikTok. En temps de guerre, on dirait que nous sommes encerclés, en état de siège.

Dans Pataphysique des Fantômes, René Daumal compare un fantôme à un trou dans un tissu, car un trou en soi n’existe pas en soi ; il existe en tant qu’absence entourée de présence. Nous sommes des spectres entourés de présences capitalistes. « Notre modernité, depuis trois siècles, est le haillon d’une déchirure. Celle de l’étoffe dont sont tissés nos corps, en tant qu’ils sont vivants. Nous autres, les dividus de ce siècle digital, épars dans nos technococons, nous sommes des bouts ou des balles de tissu – les loques d’une attaque générale sur les liens. Nos liens au monde, aussi bien que nos liens aux autres et à soi, tous ont été savamment effilochés. » (Alain Damasio)

PARTIE 2 – Prise d’inconscience : Résistance et conduction

De la subduction

Électrique, acoustique, physique, chimique, mécanique ou politique, la résistance est la propriété ralentissant le passage d'un courant dans un corps ou un dispositif quelconque. C'est aussi un capteur dont la résistance varie en fonction de la pression qui lui est appliquée.

La conduction électrique quant à elle caractérise l'aptitude d'un corps à laisser les charges se déplacer librement et donc permettre le passage d'un courant qui se transmet de proche en proche, cédant une partie de son énergie cinétique à son voisin.

L’Imaginaire doit retrouver son indépendance, sa liberté. Pour ça, il nous faut rechercher des outils pour tenter de déjouer tous les mécanismes qui nous éloignent de nos propres vies, réelles et imaginales. Il faut fouiller les archives, chercher les traces laissées dans les mémoires individuelles et collectives. Les tags, par exemple, sont les marques psychogéographiques de ceux que l'on repousse hors de la cité. C'est une réappropriation de l’espace public, une tentative d'inscription dans la cité dévorante de ceux qui ont été mis au ban : les bannis, les abandonnés, les banlieues. On peut les voir comme des sceaux magiques, une version moderne des rites de bannissement et de conjuration. D’où l’intérêt de Brassaï et de Grosz pour les graffitis ; d’où l’importance pour le Pouvoir de s’intéresser au « street-art », de le subventionner ou de le mécéner — car c’est transformer les crocs de ce qui aurait dû rester sauvage, anonyme, vandale, en dents de consommateurs d’objets culturels inoffensifs et domestiqués.

Toute société actuelle est une entreprise pure et simple de contrôle des imaginaires afin de maintenir le pouvoir en place. Chaque individu est infecté par le Spectacle debordien qui contamine nos sensations, notre mémoire, nos rêves. Le Spectacle, dans son sens étymologique, est ce qui se réfléchit, ce qui est un reflet, un miroir. Lorsque le Spectacle arrive à faire croire si puissamment à sa réalité concrète — alors qu’il est par essence imaginal appartenant au royaume de l’image et de l’imaginaire —, c’est une usurpation pure et simple d’identité. Le Spectacle prend d’assaut l’imaginaire collectif et devient une reconstruction complète dans la sphère du matérielle de l’illusion religieuse.

Les meilleurs moyens pour recouvrer cette indépendance : partir, découvrir, chercher, voyager, explorer, expérimenter. Sortir du techno-capitalisme physique et cognitif, sortir de nos auto-asservissements numériques, nous défaire de nos pulsions de contrôle et de domestication.

Les contributions de chaque participant (articles, essais, recherches, poèmes, dessins, sons, journal de bord, films, collages, lettres, photos, etc.), aussi modestes soient-elles, sont un peu comme les traces des rêves reliés entre eux par des passerelles, et cette résidence dessine une carte de ce territoire imaginaire, en faisant apparaître les multiples chemins menant d’un monde intime et personnel à un autre. Chaque rencontre, chaque personne nous donne des informations de ces contrées lointaines qu’il ou elle visite, en vrai ou en rêve, nocturne ou diurne, nous dit ce qu'il ou elle a vu, vécu, trouvé, goûté, senti. Par une circulation des points de vue et des connaissances de chacun, la pluralité des pratiques et des savoirs, nous tentons de poser de nouveaux repères et de cartographier ces régions de l’Imaginaire, afin de réfléchir ensemble et trouver les endroits de résistance à l’échelle locale.