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Maupassant

Topologie du surgi et de l'effacé

Chronique cartographiée en territoires figurés et poétiques

Maupassant

Photos : Catherine Robert
24 mai 2023
Quand les rues s'enlacent

Se diriger vers une rue, la traverser, puis restituer la durée motrice, sensorielle et imaginaire de l'enquête ; c'est tresser, autour de deux écrivains normands ayant foulé la terre corse, une aire inspirante.

Et là-bas, au fond de l’horizon, la Corse s’enfonçait dans la nuit, rentrait lentement dans la mer, effaçait sa grande ombre apparue comme pour raconter elle-même l’histoire des deux humbles amants.

Maupassant, Le Bonheur, Contes du jour et de la nuit, 1885

Raconter tout serait impossible

A pas furtifs, le long des massifs et des plates-bandes jusqu'à la petite serre au bout du jardin

Comment résumer un parcours qui mène à la rue Guy de Maupassant de la ville de Nîmes ? Il est 08h17 au départ du domicile. Température 22°C, vent frais 9km/h, quasi absence de nuages et lumière méridionale. Smartphone en main pour audios et photos.

À l’angle des rues André Siegfried et Brunswick, la porte ouverte du Monastère Sainte-Claire laisse entrevoir une femme expliquant que la messe est terminée. Ce qu’il faut préciser, c’est que ce lieu appartenait autrefois à la famille Daudet, que le fils Alphonse y a vécu lors d’un revers de fortune paternel et que d’ordinaire, les hauts murs cachent les bâtiments. Une fois franchie l’étroite porte, on distingue parmi les grands arbres, ici des pins, là des arbres de Judée et des robiniers, une grande demeure et ses dépendances (serre, cabane en pierre, maison de gardien) avec, sur le côté de la chapelle surmontée de sa bonne vierge, une sorte de galerie, mi-cloître mi-véranda, emplie de plantes exubérantes et dallée de larges pierres plates locales.

Mais trêve d’aparté. Marchons une petite demi-heure. Croisons des hirondelles regroupées sur les fils électriques ; deux cyclistes, tranquillou ; un mec au téléphone énervé après son chiot ; le réparateur de télévision buvant son café sur le perron ; le bar des Rosiers toujours fermé ; le snack bar des Platanes qui a besoin de repeindre sa façade ; les pies n’arrivant pas à couvrir le bruit des voiturettes municipales ; encore un chien qui aboie sous du linge usé.

Une fois quittée la route de Beaucaire, on entre dans le champ littéraire : la rue Jean-Jacques Rousseau avec, au premier croisement, Alfred de Musset à droite et Guy de Maupassant à gauche. Allons-y. Des murs, des palissades, des parpaings, des grilles, des portails. Un des trottoirs est bordé de grands micocouliers et de lauriers-tin taillés, l’ensemble est très insignifiant de bout en bout jusqu’à la proximité du Boulevard Salvador Allende – avec d’un côté de la rue, une grande pelouse grillée (bassin de rétention d’eau peut-être) et de l’autre un édifice kitsch, l'Église néo-apostolique de Nîmes.

Quartier des Oliviers, Nîmes, le 28 août 2020

L’ossature invisible est la carcasse du corps humain

Dansent-ils, spectres falots, un menuet fantastique entre les cyprès...

Lorsqu’on prend la rue Maupassant d’ouest vers l’est, on croise une première fois la rue Gustave Flaubert puis une deuxième, puisqu’elle fait une boucle. À ces deux intersections, la lignée de micocouliers laisse place à un couple enlacé de vieux cyprès de Provence, Cupressus sempervirus, l’arbre du deuil depuis l’Antiquité mais aussi un signe de bienvenue lorsqu’ils sont plantés par deux.

Les cyprès murmuraient les soupirs des morts […] c’était pour moi un autre monde [...] dans l’infini d’une vague rêverie.

Gustave Flaubert, Les Funérailles du docteur Mathurin, 1839

De banale, cette rue s’éclaire au souvenir des deux hommes (évoqués par une plaque chacun, ici où on ne les a peut-être pas lus) liés par une proximité d’écriture – Flaubert lisant, corrigeant et exhortant au travail son cadet qu’il surnommait, entre autres « Mon chéri » dans de fréquentes lettres qu’il a pu conclure par « Là-dessus ton vieux t'embrasse. Sévère, mais juste ! »

 

Guy de Maupassant par Nadar, vers 1888, BnF
Gustave Flaubert par Nadar, vers 1865-1869, BnF

Il y a de l’invisible dans cette voie que j’arpente et photographie, il y a du hors-champ, énorme, qui se construit le 28 août 2020 comme des millions de gouttelettes en suspension remodelant les disparus. Diffusion… contact… pénétration… aucun symptôme… travail intérieur… prise de conscience selon les défenses, l’aptitude à laisser entrer/sortir… un flux issu des arbres.

L’impression d’être une pâte faite avec des mots

Une pensée qui ne nous soit familière, dont nous n’ayons eu, au moins, le confus pressentiment ?

Une brève recherche m’amène à constater qu’en de nombreuses villes françaises, des rues, boulevards, avenues, places portent le nom de Maupassant ou de Flaubert. Ainsi du Mans, de Rouen et du Havre, villes où j’ai vécu avant d’habiter Nîmes. Ma carcasse et ma chair sont pétries de ces espaces-là, d’autant que je découvre via les cartes que, de mes adresses passées à ces dites-rues, il me suffisait tout au plus une vingtaine de minutes de marche – je les avais prises autrefois sans prêter attention à leur toponymie. Indifférente à ceux dont j’étudierai les œuvres au début des années 70, attentive aux sensations du présent d’alors, impuissante (ne m’y exerçant même pas) à mettre en relation les éléments qui m’assaillaient. Et j’en suis remuée. Il y eut des lieux, des états, des seuils que je retrouve aujourd’hui – un amour, un espoir, une rue. Tout se malaxe selon une recette intime. Avec la distance et les ans, quel magnifique présent !

Captures d'écran, Geoportail

S’offrent à moi le quartier moderne de Gazonfier, les alentours de la maison familiale de Gustave Flaubert, le pâté de maisons non loin du Monoprix havrais ; leurs odeurs respectives et le ton de ces années-là. Le corps, c’est un recueil d’odonymes – ces noms propres désignant une rue. Si l’ossature résiste au fil du temps, malgré les dérapages et les fêlures, alors le bric-à-brac de nos viscères restitue tous les relents de vie et les effluves de mots en un fumet digne du plus grand chef qui les aurait conçus.

Il y a, dans tout, de l’inexploré

Ils étaient bien pâles, tous les deux,en quittant leur lit de verdure.

Par on ne sait quel hasard, la ville que j’habite – éblouissement de couleurs éclatantes – me fait regretter le silence illimité des champs de mon enfance lorsque, en robe écossaise que je rêvais pailletée d’or, je franchissais le seuil de la cuisine par un rideau soulevé qui fuyait le soleil et, un mur de grains de poussière plein les yeux, je courais vers le groupe de quatre tilleuls démesurés où m’attendait Frédéric, passé par la deuxième entrée de la maison. Lui, clos, muet, impénétrable ; moi, à toute volée telle un coup de vent qui courbe les forêts, sans laisser mes pieds toucher terre, jamais tranquille. Le train express de huit heures passait au-delà des colzas en fleur, nous parcourions le petit village de porte en porte, un mouchoir d’indienne à carreaux en main, en quête de celle ou celui qui le remplirait comme au café, simplement, un bon cidre piquant.

 

 

Nous avions faim, nous nous tenions par le bras, nous accélérions parfois l’allure. Ensemble à la manière d’un intrigant roulant des yeux de possédé qui aurait écrit à sa sœur un avertissement mystérieux – moi, les lèvres pincées ; lui, sa large gueule entonnant un chant de cuivre qu’on aurait dit issu d’un nid plein d’oiseaux. L’après-midi s’étirait de la sorte et s’interrompait au bouquet d’arbres dont le souffle résineux nous brisait de fatigue. Les petites voix aiguës se tarissaient et larges jusqu’aux astres, s’épandaient les frissons de solitude.

 

Toute chose a son temps, on ne peut pas s’amuser toujours

Guy de Maupassant, La Maison Tellier, 1881

 

Lectures et écritures, Nîmes, 2020

Discerner la valeur d’un mot selon la place qu’il occupe

Il prit à pleines mains une averse abattue sur la mer et la jeta sur sa toile

Après tant de détours, revenons à notre parcours, le long de cette sinueuse rue de Nîmes qui, ce matin-là, unit les trois compères Daudet, Maupassant et Flaubert comme ils le furent en cette deuxième moitié du XIXe siècle – peut-être le jour funeste de 1880 relaté par Émile Zola, les pleurs battaient les joues comme l’impressionnisme traduisait la pluie du large sur les falaises crayeuses. Ils étaient réunis, pas si nombreux que ça, autour de la tombe de Flaubert après avoir gravi la côte de Canteleu puis celle qui menait au cimetière monumental de Rouen.

Côte d’Albâtre, Seine-Maritime, 2005

Cinq ans plus tard à Étretat, Maupassant croisait Claude Monet ce dont il rendait compte dans une chronique publiée là où paraissait également certaines de ses nouvelles – dans le quotidien Gil Blas. Il y entrelaçait un portrait des peintres Monet, Corot et Courbet à l’écriture de Zola et la sienne.

Il est presque 11h, je suis rassasiée du monde contenu dans cette petite rue sans caractère dont les palpables s’épellent espace, lumière, eau et, comme la terre sans être soutenue se tient en l'air – ainsi que l'envoie Gustave Flaubert à Louise Colet, le 16 janvier 1852 –, je fais demi-tour en songeant à la façon de voir les choses et de trouver le mot juste.

Parfois, je m’arrête, stupéfait d’observer tout à coup des choses éclatantes dont je ne m’étais jamais douté !

Guy de Maupassant, La vie d’un paysagiste, 1886
. Les titres de chapitres sont extraits de la préface de Pierre et Jean, Maupassant, 1887
. Les légendes des photographies d'en-tête des chapitres sont issues de nouvelles, roman ou chronique de Guy de Maupassant : La Serre, 1883 - Menuet, 1882 - Pierre et Jean, 1887 - Une partie de campagne, 1881 - La vie d’un paysagiste, 1886
. Le quatrième chapitre est un cut-up à partir de La Maison Tellier, Guy de Maupassant, 1881
. L'en-tête du dernier chapitre est illustré par Étretat - Pluie, Claude Monet, 1886