Il est là devant elle. Elle les revoit serrés l'un contre l'autre. Dans la maison, le jardin, en vacances, lors d'un pique-nique ou d'une baignade.
Nous sommes sur la plage, l’océan derrière nous. Maman nous regarde, elle nous demande doucement de nous rapprocher et je grimace de la présence de tous les petits grains de sable sur ma peau humide. Un peu plus tard, tandis que nous remontons par les grandes dalles glissantes, je chantonne « la mer, la-la-la » afin de ne pas oublier pour quand je serai grande. Et elle est là, adulte étonnée de croiser son père assis tranquillement, à la manière des hommes d’ici, il ne lui manque plus que le κομπολόι (komboloï), chapelet constitué de perles de bois, de verre ou d'ambre, mobiles le long d'un cordon que l'utilisateur fait tourner entre les doigts. Elle reconnaît sa voix, oui.
Tu en as mis du temps, j’ai bien cru que tu poursuivrais le voyage jusqu’au Pirée.
Son père devant elle. Tel que je l’ai connu – disons lorsque j’étais enfant ou adolescente – plein de vigueur. Lirait-il dans mes pensées ?
Captures d'écran, Google maps, Kalambaka
Tu aimes tant les imprévus, il m’a semblé probable que tu passerais un peu de temps avec moi si je te rencontrais à Météora. Le cadre est idyllique, n’est-ce-pas ? As-tu faim ? As-tu soif ?
Ils marchent jusqu’à un large parvis avec en arrière-plan les falaises escarpées au pied desquelles se trouve une église orthodoxe plutôt austère. À l’intérieur, les murs sont couverts de fresques colorées dont une série de saints grandeur nature datée du XIVe siècle. Ils poursuivent par les chemins escarpés, entre oliviers et buissons épineux, parfois le chemin rétrécit et à d’autres moments, des trouées découvrent la vaste plaine. Que font-ils là, entre ces gros blocs instables et cette végétation piquante ? Elle encore, elle se rend chez ses amies grecques mais lui, n’aimant guère les voyages ? Les nuages s’accumulant, ils demeurent silencieux jusqu'en bas du sentier.
Elle se sent aussi maussade que lors de cette journée près de Saint-Brevin-les-Pins il y a longtemps. Les vacances à la mer, c’était surtout jouer avec Nono, le voisin. Rien n’était aussi déroutant que passer le temps avec lui – sa famille, tous ces garçons, tous leurs chiens, tout le bruit – qui racontait des blagues entrecoupées de sifflements modulés avec un brin d’herbe. Nono ouvrait des perspectives. Elle revient à la réalité alors que son père hausse un peu le ton.
— Pour faire court, disons qu’on peut se rencontrer jusqu’au changement de lune.
— Laquelle ? La pleine ou la noire ? La gibbeuse ou la rousse ? Celle des moissons ou celle des chasseurs ?
— Aucune de celles-là. Nous sommes ici ensemble tant que dure la lune ascendante. Il y a la vie aérienne, disons celle des spectres et il y a la vie dans le sol, ce qu’on appelle couramment la mort.
Elle respire profondément tout en se demandant s’il ne s’agit pas d’un canular. Vivant ou mort ou fantôme, un père a toujours des années d’avance sur sa fille. Elle souhaite juste qu’il trouve ses phrases et qu’il lui fasse trouver les siennes avant que les astres les séparent à nouveau.
Doucement, elle lui demande — Combien de jours avons-nous devant nous ?