Ce qui nous habille, ceux qui nous habitent
Texte écrit à Chilhac en avril 2025 lors de l'atelier "Tissage et Écriture" (saison 4) proposé par l'association Les Tisseurs de Mots (animation : Isabelle Jannot et Hélène Fraysse).
Le glacier de la mémoire crache ses cadavres (auteur inconnu)
De la forme primordiale, matrice sur papier de soie, a surgi une silhouette élégante, esquisse de perfection, un brouillon encore, en juste au corps de peau. Après le costume des communiantes, le cœur lacéré par l’ennui, s’étireront les années. La taille, en tissu extensible, tiendra-t-elle sa promesse jusqu’à grandir à sa propre mesure ?
Promise à d’extravagants horizons, le cœur faufilé d’éclairs et de nuages, son corps s’est couvert peu à peu des haillons de ses rêves. Les pieds sur terre, piquée au vif azur des amours incertaines, elle rit sous cape. Plongée dans des draps de soie, elle se souvient des aubes, voiles de mousseline évanescente.
Tête nue sous le soleil de l’hiver qui s’en vient, elle se souvient d’une robe rouge oubliée sur le rebord d’un lit.
Le moi est une cabine d'essayage, on s'y enferme avec son miroir pour y choisir son image (Marcel Proust)
Parcourir l’album photos aux couleurs délavées.
Sur la troisième page, une petite fille, l’air emprunté, tout de guingois sur le perron de la nouvelle voisine. Elle a une drôle de coiffe à cocarde bleu blanc rouge posée de travers au-dessus de la tête. La jupe, bleue, elle aussi, est de travers. Pour son premier carnaval au village, on l‘a attifée en Alsacienne. C’est peut-être elle qui a choisi ce costume ridicule dans le grand livre du Tour de France des régions, monument de stéréotypes qu’elle feuillette quand elle s’ennuie. Elle a 4 ans. Sa mère vient de se marier.
Quelques pages plus loin, une photo en noir et blanc. C’est elle dans son déguisement de petit chaperon rouge. Sa mère lui a tricoté une robe rouge. Elle n’aime pas les tricots de sa mère. La laine, ça pique. Dans la main droite, elle tient serré un petit panier rond en osier. A cause de la conjonctivite qui lui colle les yeux le matin, elle porte des lunettes fumées. Mais que préfère-t-elle donc, déjà, ne pas voir ?
Plus tard, on la retrouve souriante dans le costume de gitane que la voisine lui a cousu sur mesure. Jupe longue qui brille comme un soleil, châle à fleurs avec ses longues franges, un foulard vert sur la tête. Tambourin en main. C’est elle qui a choisi ce déguisement. Elle qui rêve en secret de s’évader. Partir en roulotte avec ceux que les gens du village appellent, un rictus haineux sur le visage, les romanos.
Plus loin encore dans la penderie des souvenirs, il y a la robe de taffetas rose vif avec son tulle noir. Elle a 14 ans, formes naissantes dans la tenue de french cancan. Après le défilé, elle a eu le droit d’aller au bal costumé organisé au café du village. Cette année-là, même sa mère s’est déguisée.
Sur le fil des métamorphoses, d’autres déguisements suivent. Tenue « baba cool ». Elle porte la chemise de mariage du père dont elle a découpé le col à grands coups de ciseaux maladroits. Autre image en longue jupe indienne violette, un keffieh, prémonitoire, autour du cou – tous les ados en portent à l’époque, la plupart ignorent le sens. Tenue punk le jour du « Père Cent ». Une rebelle extravagante en collants résilles troués, un blouson noir truffé d’épingles de sûreté. Les cheveux, rouges, à l’image de sa colère naissante. Quand la pluie s’est mise à tomber, la peinture rouge a dégouliné partout sur son visage.
Plus loin encore, une jeune femme en costume de charleston. La grande classe. Ce soir-là, elle fête sa Sainte Catherine avec ses amis. Fin de l’album. Après ce jour, elle ne s’est plus jamais déguisée.
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6 ans. A part l’anorak rouge que lui a donné sa cousine de Paris, elle n’a aucun souvenir de ses vêtements.
8 ans. « Enfant nerveuse », c’est écrit dans son dossier scolaire. Peut-être à cause de l’atlantique qui roule ses marées au gré de la lune, électrise la peau et rend palpable le moindre tressautement d’humeur. Peut-être la maison familiale trop pleine de cet homme qu’il faut appeler "papa". La bise du soir sur ses joues qui piquent. Son slip kangourou accroché à la corde à linge.
10 ans. On dit qu’elle déteste le sport. En fait, elle a horreur du survêtement qu’elle doit porter toute la journée quand il y a sport au collège. Le sien est bleu foncé avec des bandes oranges. Trop serré aux mollets. Et puis on voit ses chaussettes et les baskets lui font de grands pieds.
12 ans. Cette année, au lieu d’acheter ses vêtements de rentrée dans le seul magasin de prêt à porter du bourg, elle est allée « en ville » avec sa mère. Elle s’en faisait une telle joie. Une joie à la hauteur de sa déception. Cabine d’essayage du Prisunic de La Rochelle. Pendant plus d’une heure, un défilé d’habits. Trop grand. Trop serré. Trop large. Trop moche. Elles sont reparties bredouilles. L’air condescendant de la vendeuse quand elle a dit en hochant la tête : « A cet âge-là, c’est compliqué ! »
13 ans. Caban, pull marin avec des boutons sur le côté. Pantalon pattes d’éléphant. Jupe culotte en velours. Le catalogue « Les Trois Suisses » l’a sauvée des essayages. Et puis sa mère lui a tricoté un pull tube. Exactement le même que dans le magazine « 15 ans ». Elle se sent « à la mode ».
16 ans. Sa tenue préférée : une salopette violette assortie au solex qu’elle a repeint de la même couleur. Un copain l’a surnommé « Taxi mauve ». Fin juin, dans la cabine d’essayage du magasin à l’odeur d’encens, elle enfile une jupe, deux jupes, trois jupes. En sortant, elle n’en paiera qu’une seule.
17 ans. Saison d’été au camping. Arrivée en fanfare dans la boîte de nuit avec l’équipe de joyeux lurons. Vêtements fluos. Sortir du lot. Se distinguer.
22 ans. Sur la photo, une jeune femme souriante sur le balcon bordelais. Les cheveux en pétard, sweat et boucles d’oreille rose fuchsia, pantalon tuyau de poêle aux motifs pied de poule. Elle quittera bientôt l’homme avec qui elle partage cette tranche de vie.
25 ans. Changement de look maintenant qu’elle vit à la capitale. Talons compensés. Jupes sirène. Extravagances. Une exigence nouvelle : surtout ne pas passer inaperçue.
27 ans. Des combinaisons pleines de couleurs pour laisser place au ventre qui s’arrondit. Jusqu’au dernier jour avant la naissance de l’enfant, elle s’est baignée dans la Méditerranée. Sur son ventre, son maillot de bains rayé bleu et blanc a tatoué des traces de zèbre.
30 ans. Déguisée en dame pour faire la prof dans ce collège de la banlieue lyonnaise. Le malaise est palpable dans ces habits d’emprunt. Déchirements multiples les années qui suivront.
40 ans. Elle se laisse inspirer par la couleur du jour. Superposer. Accessoiriser. Toujours, la petite touche d’originalité qui la caractérise. Elle n’a désormais d’autre choix que d’exister dans son propre miroir.
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Au village, quelques magasins sont ouverts toute l’année : l’épicerie, la boucherie, la boulangerie, la droguerie, la librairie-papeterie et puis, la mercerie de mademoiselle Gorge. Derrière le comptoir, du haut de son mètre 20, mademoiselle Gorge, juchée sur son fauteuil roulant, règne sur son petit magasin. C’est elle qui encaisse et elle connaît tous les prix par cœur. Mais celle qui réceptionne, contrôle, range, trie, nettoie les étagères, c’est la mère Guiton. La cerbère, comme l’appelle le père.
Dans ce bric-à-brac poussiéreux, on trouve pèle mêle des écheveaux de fils de toutes les couleurs, des jeux d’aiguilles, pour coudre, tricoter, broder, des crochets, des boutons de toutes sortes, des monceaux de pelotes de laine, des centaines d’objets souvenir - bois délavés et assiettes décorées aux armoiries du village. En début d’été, un bac de « maillots de bains » trouve tant bien que mal sa place dans le capharnaüm.
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Elle a dix ans peut-être. Le maillot de bains une pièce qu’elle portait l’été dernier était sans doute trop petit, la petite fille est chargée d’aller s’acheter un nouveau maillot de bains toute seule. La voici chez mademoiselle Gorge. Après de longues fouilles dans le bac à maillots de bains, elle finit par jeter son dévolu sur un maillot deux pièces, couleur blue jean avec un liseré orangé.
Selon la boîte à souvenirs, c’est la première fois qu’elle entre dans une cabine d’essayage. Rideau tiré, vite, elle se déshabille. Elle enfile le bas du maillot par-dessus sa culotte, comme lui a dit la mère Guiton de son air sévère. Elle enlève ensuite son teeshirt et commence à triturer le haut du maillot dans tous les sens. Ça se met comment ce machin ? Elle finit par trouver comment attacher les deux fils derrière le cou, mais rien à faire, elle ne s’en sort pas avec le fermoir dans le dos. Elle s’énerve. Soudain, le rideau s’ouvre, d’un geste brutal. Et voilà la mère Guitton qui la toise : « Alors, comment il va ce maillot de bains ? » La petite lance, en colère. « Ça va pas d’ouvrir le rideau ? » Rire aux éclats de la mégère. Gloussements de la demoiselle Gorge. « Pour ce qu’il y a à cacher, elle en fait bien des manières cette gamine ! » La honte résonne dans le petit magasin. « Bon, il va ou il va pas, ce maillot de bains ? J’ai pas que ça à faire, moi ! » « J’en veux plus ! ». Elle se rhabille à toute vitesse et sort en maugréant. Elle roule à fond sur le vélo orange qu’elle a eu à Noël, ses larmes coulent toutes seules jusqu’à la maison.
« Alors ce maillot de bains ? », lui demande sa mère le soir en rentrant du travail. Elle ne racontera pas la scène. Pourtant, le lendemain, le maillot, celui qu’elle a choisi, est sur son lit.
Des années plus tard, cette impression désagréable d’être observée pendant les essayages lui reviendra souvent.
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L’essentiel, dit sa mère, c’est d’être propre et bien couvert l’hiver. Mais cette année, elle rentre au collège. La 6ème c’est autre chose. Fini les tabliers. « Maintenant, il va falloir s’habiller à la mode », c’est ce qu’ont décrété en gloussant les copines un peu plus délurées qu’elle.
Début septembre, elle part en expédition avec sa mère dans le seul magasin de prêt à porter du bourg, celui où se trouve le collège. « Au Travailleur », ça promet ! Le vendeur, l’air compensé, un mètre autour du cou, déballe un à un ce qu’il a de plus « à la mode ». Elle essaie un pull, deux pulls, un pantalon, un autre. Rien ne lui plaît. Elle trouve tout moche. Sollicitude de la seconde vendeuse. « Mais si, c’est très bien ! » Les vêtements s’amoncellent. Elle a chaud dans cette cabine minuscule. Et si elle ne trouve rien, de quoi aura-t-elle l’air le jour de la rentrée ? « Sinon, il y a ce pantalon en jean. Porté avec un pull marin, c’est moderne ! ». C’est une jeune fille souriante, l’apprentie sans doute, qui a sauvé la situation.
Son nouvel uniforme est adopté. Ce jour-là, sa mère lui achètera deux jeans - les premiers d’une longue série, deux pulls marins - un rayé en bleu et l’autre en rouge, trois sous-pulls et un caban. « Ça fait cher pour des guenilles », grommellera le père à leur retour.
Chaque personne est une armoire pleine d'histoires, il suffit d'ouvrir les tiroirs, c'est comme un chapelet qu'on égrène (Tahar Ben Jelloun, L'auberge des pauvres)
Dans la grande armoire en bois de la chambre des parents, chaque chose est à sa place, chaque chose a sa fonction. Sur les étagères du haut, des piles bien droites de draps en coton blanc – « Plier les draps est un art, mais il faut être deux », dit sa mère. Piles de torchons - une pour la vaisselle, une pour les mains. Piles de serviettes - de table et de toilette. Pile de porte-serviettes et de mouchoirs. Ceux du père, à gros carreaux, et les autres, plus tard supplantés par les mouchoirs en papier.
Sur l’étagère centrale, du côté droit, le linge de corps du père – tricots de peau et slips kangourou en coton. « Encore heureux qu'ils soient en coton. Au moins, on peut les faire bouillir !», dit sa mère d'un air dégouté en les jetant dans la machine à laver. Du côté gauche, les dessous de sa mère - culottes, combinaisons en nylon, chemises de nuit, collants mousse et soutiens-gorge. Beige, chair, blanc. Dans l'armoire des parents, pas de couleur, pas de tralala, si ce n’est le liseré rouge sur quelques torchons.
Sur l’étagère en dessous, côté droit, la pile des pulls cols en V – beige, gris, bordeaux- et les bleus de travail du père. Côté gauche, la panoplie des blouses à imprimés floraux de sa mère. Ses blouses de tous les jours portées sur jupe de tergal bleu marine et pull fin beige l’hiver ou polo à manche courtes l’été. Et puis, la pile de ses foulards. Une rare fantaisie de couleurs, reste de coquetterie oubliée qu’on dirait rescapée d’une autre époque. Les jours de grand vent, foulard plié en triangle sur sa tête pour pas défaire sa mise en plis. La plupart du temps, un foulard autour du cou. « Il fait toujours humide dans cette île ... » dit-elle, l'air dégoûté.
Fouille en règle dans le tiroir de la grande armoire. En quête de traces du passé. Quelques lettres pliées dans une grande enveloppe, des photos jaunies. La voilette en dentelles bleu foncé, souvenir du jour du mariage avec le père. Une tenue de deuil en quelque sorte. La boite à bijoux en carton dur recouvert de dentelle noire. Les jours spéciaux – mariages, baptêmes, enterrements, communions - seul le collier en perles bleu roi a le droit de sortir de la boite. Jamais les boucles d’oreilles à clips en forme de fleur, jamais les gants en dentelle, jamais la médaille de communiante.
Dans la grande armoire en bois de la chambre des parents, règne une odeur de naphtaline.
L’assujettissement éloigne le symbolique (Michel Foucault, cours du collège de France)
Dans la journée, maman lave, étend, ramasse, plie, repasse du linge. « La machine à laver, c'est la plus belle invention du siècle. On n’a pas idée comme ça a libéré les femmes », dit-elle souvent. Elle sait de quoi elle parle, elle qui, à douze ans, a dû aller laver à la main le linge sale des gens aisés de son village plutôt que, comme son frère, continuer l’école.
Quand il faut, elle recoud un bouton, raccommode une chaussette ou reprend un ourlet. Mais coudre, non. Elle n’aime pas ça. « Ma mère ne m’a jamais appris et la couture, ça ne s’improvise pas. » dit-elle. Maman n’aime pas non plus le canevas. Elle ne tisse pas, elle ne brode pas. Par contre, tous les soirs ou presque, maman tricote. Le tricot, c’est sa tante qui lui a appris. Sa tante Gabrielle, celle qu’elle adorait mais que la famille a banni quand elle a décidé de partir vivre en ville avec ses filles, abandonnant ses trois garçons au reste de la famille.
Pendant la guerre, elles tricotaient ensemble des écharpes et des chaussettes pour ces « pauvres diables qui avaient froid dans les camps de travail », se souvient-elle. Tricoter, ça a été leur effort de guerre. Sa mère à elle n’aimait pas tricoter. « D’ailleurs, ma mère ne m’aimait pas », dit-elle.
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Même si, au grand dam du père, c’est elle qui « portait la culotte » à la maison, de sa vie, maman n’aura jamais porté de pantalons. Jamais non plus, elle qui a tant tricoté pour les uns ou les autres, elle n’aura mis de pull en laine. Elle ne supportait pas la laine sur sa peau.
Chaque fin d’été, l’arrivée du catalogue « Bergère de France », avec ses modèles « mode de Paris » et ses échantillons de laine sur les côtés, la met en joie. Elle passe de longs moments à choisir les tricots qu’elle fera dans l’hiver. Elle commande la laine que le facteur apportera ensuite dans un gros colis.
Monter les mailles. Point mousse, point jersey. Côte à côte. Devant derrière, augmentation diminution. Fermer les rangs. Point après point. Aiguillée après aiguillée. Pensées du soir pour les uns ou les autres, qui vivent tous loin d’elle maintenant. Même si elle ne coud pas, c’est toujours elle qui assemble les pièces de ses tricots. Combien de brassières pour bébés, d’écharpes, de gants, de mitaines pour l’hiver, de cardigans, de pulls... « Encore un pull ! », diront parfois les petits-enfants en ouvrant leur paquet cadeau.
Les derniers temps, c’est comme si elle se lançait d’étranges défis de tricoteuse. Jacquard, fil trop fin, points trop difficiles. Souvent, elle s’énerve. « Et zut, un point a encore sauté. Plus qu’à détricoter. Faire et refaire, c’est toujours du travail », dit-elle.
Le temps lance ses filets. Tricot de vie, tricot de peau, tricot de soi. Au moment du dernier tri, des cartons de pelotes de laine retrouvées au fond de la grande armoire. Et puis cet échantillon, rêche, tricoté au point mousse. Ma première aiguillée. Patiente, maman m’apprend à tricoter. Un point à l’endroit, un point à l’envers. Cliquetis des aiguilles devant le télé noir et blanc qui vient de faire irruption dans l’ennui de la maisonnée.
Retrouvé aussi son dernier tricot, inachevé. Dernier hiver, seule devant la télé couleur qui lui tient compagnie, ma petite mère tricote pour la dernière-née de la famille. Dernière pelote repelotée - laine vieux rose, aiguille 4,5.
Le fil de la vie, tendu jusqu’à la rupture.