En bas de la côte

Christine Fleury

En bas de la côte

En bas de la côte

Christine Fleury
22 octobre 2025
A l'épreuve du roman familial - 4

Texte initié en août 2025 lors du stage "Marche et Écriture" organisé par Les Tisseurs de Mots à Sassetot-le-Mauconduit (Haute Normandie). Un grand merci à  Igor Chirat pour ses toujours fécondes propositions.

Un jour, je serai un enfant. (Éric Emmanuel Schmitt)

Assise au pied de la falaise qui, au risque de s'effondrer, se dresse fièrement à l'assaut du ciel, je contemple l'horizon. L'Océan me perd dans ses brumes lointaines. Balancement pendulaire. Le temps passe, liquide. Coulée de boue, écume des jours anciens. Des flots de souvenirs éclaboussent ma mémoire.

A bientôt 60 ans, il faudrait pourtant en finir avec cette petite fille qui bien souvent trépigne à l’intérieur. L’écouter en profondeur. Lui donner la parole. Raconter. Se raconter. Il faudrait en finir avec cette île aux ciels immenses, sa présence organique qui s’immisce, insidieuse. Il faudrait en finir avec ces fantômes au patois rocailleux. En finir avec cette maison aux volets verts ouverts aux quatre vents sur les marais et sur les champs. En finir avec cet héritage. "Arrête donc de pleurnicher", il dit, en un écho lointain.

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Je viens d’une famille aux fondations fragiles. Je viens d'un drôle d’attelage entre une femme toute petite, aussi ronde que bavarde, et un homme très grand, aussi brun que taciturne, qui se sont mariés sur le tard.

Elle, est arrivée dans l’île un début de mois de juin pour « faire la saison » dans l’hôtel restaurant du village. Ses deux enfants – le grand a bientôt 13 ans et la petite, à peine 3 ans - sont restés sur le continent. Malgré les reproches acides - "Un gosse sans père passe encore, mais deux ! Trop c’est trop. T'avais qu’à faire attention !" - sa mère a accepté de les prendre en pension. "Mais seulement pour l’été. Faut pas exagérer !". A la fin de la saison, elle a annoncé qu’elle allait se marier avec quelqu’un de bien, un "vieux garçon" du pays. Tout est rentré dans l’ordre. Faut bien sauver les apparences.  

Lui, n’a jamais quitté l’île sauf pour aller faire son régiment en Dordogne. Jusqu’à leur mariage, il a vécu chez ses parents – la Sidonie, qu’il appelle "la mère", toujours en gris et noir, souvent la larme à l’œil – elle ne s’est jamais remise de la perte de son cadet, Paul, un conscrit de 20 ans dont le nom est inscrit tout seul, au bas du monument aux morts, au chapitre des "morts en Algérie" ;  "le père", le Constant, un vieux colérique à la moustache hirsute qui porte en toutes saisons des sabots de bois avec de la paille dedans. Lui, la seule fois qu’il est sorti de l’ile, c’était pour aller se faire étriller la couenne dans les tranchées de Verdun. Il a eu la chance de revenir en vie mais quand même bien amoché à la jambe gauche. Ses sales douleurs ne l’ont jamais quitté et sa colère non plus. Trente ans plus tard, voir "tous cheulé boches en bas de la côte", ça l’a mis définitivement hors de lui.

Je viens d’une île où tout le monde connaît tout le monde – tous plus ou moins cousins sans oublier les sœurs qui se sont mariées avec un gars d’une commune du sud. Je viens d’une île où les langues vont bon train à l’arrière du fourgon du boucher ou de la camionnette de la boulangère qui passe tous les matins dans le hameau. "Saviez-vous que ce pauv’ Roger a trouvé à se marier avec une boune femme du continent ?  A 40 ans, ol était temps ! Pour sûr, il a jamais avalé que la Francette l’ait quitté quand il était au service mais de là à se mettre en ménage avec cheule boune femme. Paraît même qu’il a reconnu ses deux drôles … Ben dame, elle lui a mis le grappin dessus ! Ol était pourtant un farceur le Roger, pis bel homme avec cheu. Elle, elle ressemble à reun, vous trouvez pas ? V’la maintenant qu’elle attend un drôle, à son âge … c’est la Sidonie qui me l’a dit, elle s’en remet pas. Pensez donc, ce p’tit avec des parents vieux d’même, boune gens … enfin, o nous r’garde pas ! ol est ben leur affaire …".

Je viens de silences lourds et de sous-entendus.

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Je viens d’une île qui vit au rythme de la saison touristique et du calendrier des marées.

Odeur des tamaris sur le chemin qui descend à la plage. Au loin sur l’horizon, fines franges d’écume. Balancement bleu et vert. Remuement d’algues brunes. Brise légère. Clapotis. Roulement des vagues qui échouent sur le sable. La mer sera bientôt haute.

C’est le début de l’été. Les estivants ont sorti leurs maillots, leurs chapeaux, leurs vélos, leurs bateaux et leurs bouées en plastique. L’après-midi, ils se déploient sur la plage, en tribus sous les parasols colorés. Certains, assis sur un pliant, bavardent ou tournent les pages d’un magazine. Rires, gloussements légers sous les parasols. D'autres restent allongés pendant des heures sur leurs serviettes. Bronzer, c'est une occupation à part entière ! Cris des enfants qui sautent dans les vagues, jouent sur le sable au ballon, aux raquettes, à la marelle. "Catherine ! Remets ta casquette ! C'est la dernière fois que je te le dis ! " Pâtés et châteaux de sable qui finissent toujours par s’écrouler sous une vague venue s'échouer un peu plus loin que les autres sur le sable mouillé. "Les enfants ! C’est l’heure du goûter ! Qui veut une banane ?". En fin d'après-midi, ils lèvent le camp tous en même temps. Brouhahas de voix.  "Allez, venez vous changer, c'est l’heure de rentrer ! Jean-Michel, va donc secouer ta serviette plus loin ! Philippe, si tu veux pas que je me fâche, tu viens ici immédiatement !".

Ceux d’ici ne vont pas à la plage. Eux, descendent "en bas de la côte". Et puis, "aller se tremper dans l’eau de mer, ol est pour les baignassouts !". Été comme hiver, en fin de journée, ils se retrouvent  sur le vieux banc en bois en face de la mer à l’ombre des cyprès et ils commentent le temps – qu’il fait ou qu’il va faire, le temps qui passe aussi. Ils regardent l’horizon. Brumes sur La Rochelle, il fera chaud demain. Vue dégagée sur le port de La Pallice, "o va mouiller" ou bien "avec cheule chaleur, o va peter cheule neut". Toujours à la même place sur le banc, il y a le Jean-Louis, le Marius et son cousin Aristide, qu’est resté vieux garçon. Il y a aussi le père Vauzelle, qui vend les légumes de son potager aux estivants, et le François qu’a toujours quelque chose à sortir de sa musette – lapins de garenne, faisans, palourdes, crabes ou mulets qu’il a levé dans ses filets.

J’ai six ans. Des fois, le vieux Constant –  qu’il faut que j’appelle "grand-père" depuis que maman s’est mariée – m’emmène avec lui en bas de la côte. J’aime bien rester là, avec les vieux, les jambes pendantes, assise sagement au bout du banc.

Les estivants les saluent poliment en remontant de la plage. "Bien le bonjour m’sieurs dames !" Dès qu’ils ont le dos tourné, les vieux rient sous cape - "Y’en a qui vont pas dormir cheule neut. Y’a pas idée de se faire grâler d’même. As-tu vu l’aut’ qu’est rouge coume une étrille ébouillantée !" Marius, le plus aimable, soulève sa casquette au passage des estivantes - robes en éponge et bobs enfoncés sur la tête. "Z’aviant les cuisses ben roses". Ils rient. C’est de bonne guerre. "Et dire qu’après avoir vécu l’occupation, nous v'là envahi par les baignassouts, olé pas reun !", dit le Jean-Louis, le regard bleu pétillant sur sa face écarlate. Un philosophe, à sa façon.

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Le matin, à marée basse, tout est différent. La plage est vide. Le  tumulte assourdi des vagues qui se déplient au loin meuble le silence  entrecoupé du chant des tourterelles et des cris grinçants des oiseaux de mer. Quelques silhouettes de pêcheurs, posées sur l’horizon brumeux, marchent sur les rochers couverts d’algues brunes et vertes. Le calme épais féconde mes souvenirs.

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C’est la fin de l’été. Bientôt les grandes marées. Les estivants sont partis jusqu’à l’année prochaine. « Ol est pas trop tôt ! », il dit. Par temps couvert, on entend les cloches de l’église de Saint Georges. Il n’aime pas ça. Tous ici se souviennent avec effroi du drame de septembre 53. Ils étaient partis pêcher de nuit. La brume s’est levée. La marée a monté. Ils étaient treize. Ils se sont tous noyés, sauf l’abbé qui a entendu les cloches de Saint-Georges sonner minuit et qui a réussi à nager dans la bonne direction jusqu’à la côte.

J’ai huit ans, peut-être neuf. Je le revois marcher à grandes enjambées dans l’allée qui longe la maison, ses cuissardes en caoutchouc marron remontées tout en haut de ses longues jambes. Autour du torse, la lanière en vieux cuir de sa corbeille à poisson en osier qui balance à son côté.  Dans une main, il porte sa fouine, un long manche bien aiguisé pour piquer les soles qui sont enfouies dans le sable au fond de la grande casse, vestige de l’écluse à poissons que les anciens ont entretenue pendant des générations. Dans l’autre main, il a son vieux panier à coquillages au grillage rouillé. Posés dans le fond du panier, un grattoir pour les palourdes, un pic pour soulever les pierres où se cachent les crabes, un couteau pour décrocher les huitres collées sur les parois des rochers. "J’descends en bas de la côte !", il dit.

La côte, il la connaît comme sa poche. Pourtant ce jour-là, il a glissé sur un rocher. Il est tombé dans la grande casse. Ses bottes se sont remplies d’eau, impossible de se relever. Il a appelé à l’aide. Il a crié pendant pas loin d’une heure. Avec le fracas que fait la mer quand elle remonte, personne ne l’entendait. Il a paniqué. Heureusement, le Jean-Louis est arrivé au banc et l’a vu au loin. C’est lui qui l’a sorti de l'eau. "Encore heureux qu’il est passé par là, sinon j’aurais fini comme eux autres.", il dit. Très tôt le matin, il avait entendu les cloches de l’église de Saint-Georges. "J’zou sentais beun qu’il fallait pas que j’y aille. Ol est fini. J’irons plus jamais piquer les soles dans la casse. La peur, quand o vous touche, o vous lâche plus."

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Je viens d’une île où les gens en savent long sur la dureté de la vie.

Le dimanche à table, il parle souvent de son enfance dans l’île occupée par les Allemands. Il raconte. "Ils nous laissiant reun. Les œufs de nos poules, nos lapins, nos patates, même le pinard…ils nous preniant tout’. Encore heureux qu'on avait la côte ! Ol était nout'garde-manger. Sans ce que nous dounait la côte, on aurait fini par crever de faim !" Il raconte. Les hommes du village réquisitionnés pour construire le blockhaus de la Malaiguille. Les centaines de brouettes de gravier et de sable qu’il a fallu charrier. Pelles et pioches pour "leur fumier de mur atlantique". Il raconte. Le couvre-feu. La compagnie SS affectée au blockhaus qui défilait tous les soirs à heure fixe dans la rue du hameau. Ein zwei drei. Il raconte. La fin de la guerre. Le Jean-Louis - qu’était dans la résistance et qui, deux jours avant l’armistice, a fourni aux alliés les plans du sous-terrain qui menait au blockhaus. "Sans lui, ol aurait ben pu être coume à Oradour sur Glanes". Il raconte. L’effroi pendant le bombardement de Boyardville et cette bombe larguée juste à côté, à la passe des Normands, un souffle tellement fort qu’il a soulevé sa sœur Madeleine jusqu’en haut du cyprès. "La peur, quand o vous a touché, o vous lâche jamais", il dit.

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Je viens d’une île marquée par les tempêtes et les naufrages.

J’ai dix ans. C’est le creux de l’hiver. En début de soirée, le vent s’est mis à hurler. Quand il se déchaîne, rien ne l’arrête dans ce pays tout plat. La mer gronde. Des vagues énormes explosent contre les falaises de la Malaiguille. Jets d’écume. Stridences. La pluie tombe à torrents sur le toit de la maison. Les volets grincent, remparts dérisoires contre l’attaque des éléments. Nuit verticale. Une tempête majuscule. Terreur surgie du fond des âges et des naufrages.

Quand j’ai voulu me lever, les plombs avaient sauté. Plus de lumière dans la maison. Je crie, seule dans le noir. Maman, comme un fantôme, surgit dans la cuisine, une bougie allumée à la main. "T’inquiète donc pas ! Dors. Demain, il fera jour !". Rester allongée au creux du lit. Pas dormir. Attendre le matin.

Le lendemain matin, le vent s’était un peu calmé. L’ouragan a laissé des traces de son passage dévastateur. Dans le jardin, c'est une désolation de plantes couchées, de morceaux de tuiles cassées, de plastiques envolés. Et puis surtout, il a déraciné le grand cyprès, celui que le vieux Constant avait planté quand il est revenu de sa sale guerre. Le gros tronc du cyprès cassé net, son immense souche sortie de terre. Depuis tôt ce matin, la Sidonie à ses côtés, Constant, comme en prière au pied de l’arbre, n'a pas bougé, son béret noir vissé sur sa tête penchée, l'air perdu comme s'il regardait toute sa vie défiler sous ses paupières ridées. Quand je suis arrivée au fond du jardin, j'ai vu des grosses larmes couler sur ses joues toutes fripées. Il les a vite essuyées avec son grand mouchoir à carreaux. "Laisse donc, olé cheu vent qui me fait pleurer !"

Je viens d'une île érodée par les chagrins enfouis dans les mémoires blessées.

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