Le long du chemin vert
Texte écrit en partie lors d'un atelier à distance animé par Marlen Sauvage des Ateliers du déluge, puis repris en une sorte d'hommage, plus tard lors du grand confinement.
On ne revient jamais vraiment d’une enfance,
surtout quand elle a des racines dans la terre. (Sylvain Tesson)
Par la fenêtre de ma chambre, je vois le jardin potager avec ses rangs de tomates, de haricots et de fraises, le tas de sable, tout au fond, les cyprès. Derrière la maison, c’est vraiment chez nous. Je connais tout, la moindre motte de terre, le moindre caillou. Mais devant, c’est autre chose. Devant, il n’y a rien, à part des champs, des vignes, des marais. C’est vide et c'est tout plat. Du coup, le ciel paraît très grand. Maman dit souvent qu’elle a horreur de ce pays.
J’ai cinq ans. Je marche sur le chemin vert, comme l'appelle cet homme, qu'il faut que j'appelle papa. Il a plu ce matin, l’herbe est toute mouillée. J’ai mis mes bottes en caoutchouc rouge. Je saute dans les flaques pleines de boue. On rigole. J’aime l’odeur de la terre quand il a plu. Cet été, il avait plu à verse. Quand la pluie s’est arrêtée, on est partis tous les deux sur le chemin vert pour ramasser des escargots. En arrivant à la maison, il les a mis dans une grande boîte avec de la farine dedans. Il paraît qu’un de ces jours, il va les manger. Maman, ça l’écœure les escargots. Moi, j’aime bien.
Le soir avant de manger, j’aime regarder par la fenêtre de la salle à manger, le nez collé sur le carreau pour faire de la buée. J’observe les gouttes qui glissent sur le carreau. Sur la gauche, il y a la « route des marais » avec ses deux énormes virages. Il dit qu’ils sont dangereux et qu’un de ces jours, y aura un accident … J’attends qu’il y ait des phares de voiture. Je les regarde disparaitre, réapparaitre, disparaitre, réapparaitre. L’autre soir, les phares ont disparu pour de bon. C’est le voisin qu’était tombé dans le canal. Paraît qu’encore une fois, il avait trop bu. "O devait ben finir par arriver", il a dit.
Le long de la route des marais, c’est le « canal du Douhette», comme il dit. Là-dedans, l’eau est toute noire. C’est vraiment dégoutant. En plus, c’est plein d’anguilles. L’autre jour, quand il est revenu de la pêche à la vermaie, il a sorti trois grosses anguilles visqueuses de sa besace. Beurk. On dirait des serpents. Même avec la tête coupée, elles bougeaient. J’ai pas voulu en manger.
Dimanche, ils m’ont encore emmené aux champignons sur la « bosse des marais », c'est comme ça qu'il l’appelle. Y’avait des rosés des prés, des pieds bleus, des mousserons. J’aime bien les mousserons. Ils poussent en rond, on dirait des champignons de sorcières. Mais j’aime pas les marais. C’est plein de boue et de bouse de vache. J’ai toujours peur de tomber dedans. Pour arriver sur la bosse des marais, il faut traverser le canal. Lui, avec ses grandes jambes, il passe facilement par-dessus mais maman et moi, on est obligé de traverser par la planche en bois. On dirait qu’elle est toute pourrie et elle bouge. J’ai glissé et j’ai failli tomber dans l’eau. Heureusement, il m’a rattrapée à temps avec sa grosse main. Ça l’a fait rire. Je le déteste.
J’ai six ans, sept ans peut-être. Je marche avec lui en silence sur le chemin vert. Quand je m’ennuie, je compte mes pas. A pile cent dix pas de la maison, sur le côté droit, c’est sa première vigne, celle qu'il appelle "la Plante". C’est la plus jeune et aussi la plus haute. Trente pas plus loin, il y a le Buisson. Il est tellement grand qu’on pourrait s’en faire une cabane et habiter dedans. Dommage, y a trop de piquants. Plus loin encore, à au moins quatre-vingt-dix pas, il y a "les Angles" et juste en face, le "Pont de l’Angle". Pour aller jusqu’à la vieille vigne, faut faire encore plein de pas. Il l’appelle « les Bouillates ». Maman dit « les bois de lattes ». C’est vrai que c’est plus beau qu’en patois et elle, elle déteste le patois. Moi, je n’aime pas cette vigne. Quand on est là-bas, on voit plus la maison.
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Un flot de souvenirs éclaboussent ma mémoire. L’odeur des vignes en automne. Leurs larges feuilles qui bruissent dans la brise. Un matin d’ouverture de la chasse sur le chemin vert, à la poursuite d’un lièvre qui court entre les rangs de vignes bien taillées. C’est bientôt les vendanges. La terre colle aux bottes en caoutchouc. Un sécateur en main, tout collant de raisins, les grappes qu’on foule au pied dans la tonne pleine.
Ça fait bientôt vingt ans qu’il est plus là et peut-être maintenant seulement, je peux le comprendre vraiment et l’aimer un petit peu. Ses vignes, qu’il avait nommé comme on nomme des personnes, faisaient la fierté de cet homme simple. Tout au long de l’année, il leur prodiguait les soins adaptés aux saisons - sulfater, tailler, remonter les bois, décavailloner ... Jusqu’au jour de l’arrachage forcé.
Toutes ses vignes arrachées contre un peu de papier monnaie. Finie la joie d’arpenter à grands pas ses rangs de vignes bien soignées. Arraché son amour viscéral pour cette terre qui l’a vu grandir. Furieux contre les promesses non tenues de la coopérative, dégoûté par l’injustice qui s’acharne sur « les petits » pour le profit « des gros », comme il disait.
Ce jour-là, la mort dans l’âme, il est allé se coucher en plein après-midi. Il ne s’est jamais tout à fait relevé, s'éteignant peu à peu, égaré dans ses silences et ses ruminations, comme absorbé de l’intérieur par les trahisons de la vie moderne.