Un certain goût, de l’enfance surgi

Christine Fleury

Un certain goût, de l’enfance surgi

Un certain goût, de l’enfance surgi

Christine Fleury
23 juillet 2025
A l'épreuve du roman familial - 2

Texte écrit en juin 2024 lors du Festivalet des ateliers d'écriture organisé par les Tisseurs de Mots dont la thématique savoureuse était "Gourmandise". L'atelier était magistralement animé par Agnès Morin, mon amie des Sentiers d’Écriture de Montpellier

Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût c'était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray, quand j'allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. (Marcel Proust. Du côté de chez Swann)

 

Dans les territoires de l’enfance, les repas en famille ont une saveur particulière. Un mélange doux amer, peu d’épices.

Les jours de semaine, les repas s’enchaînent, ponctués par l’ennui. Petit déjeuner, déjeuner, goûter, souper. Rituels à heure fixe éternellement recommencés. Reflets factices dans le miroir des apparences. La « normalité », c’est le mot d’ordre de la mère depuis qu’elle est mariée.

Autour de la table, toujours à la même place, il y a le père, la mère, le petit frère, la sœur. Le soir, l’odeur de la soupe de légumes ou du bouillon cube se répand dans la maisonnée. Buée sur les vitres de la cuisine. Trier les petites lettres dans l’assiette creuse. Le temps s’allonge. Faut finir les restes ! Heureusement, pour meubler les silences, il y a une nouvelle arrivée : la télé.

Le dimanche, c’est tout de même autre chose, une sorte de phare qui clignote au gré des souvenirs. Qu’il y ait ou non à table le grand frère ou bien des invités - la famille de la mère, les oncles et les tantes, les cousins, les cousines ou, plus rarement, un couple d’amis rescapé de la jeunesse du père, quels que soient les saisons et les âges de la vie, le dimanche, on est invité à se régaler. Quant au menu, dont les plats sont définis par les saisons du potager, la chasse ou la pêche du père, il s’enchaîne toujours de la même façon : entrées, plat principal, fromage et dessert.

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Quelques reliefs des repas du dimanche midi surgissent en désordre dans le palais des souvenirs. Poulets rôtis - moi, je veux la cuisse ! - rôtis de bœuf – saignant à l’intérieur, bien à point sur les bords. Et puis les pommes de terre rôties dans la cocotte en fonte rouge - moi je veux le grillé du fond ! – la laitue brassée dans le grand saladier vert. Et puis les délices de la nature tirés de la besace de cet homme, qu’il faut appeler « papa » depuis qu’ils sont mariés. Faisans, perdrix, lapins de garenne – moi je veux le rognon ! – huitres, palourdes, crabes, soles, mulets, anguilles…

Réminiscences des bons plats préparés par la mère à l’aide du livre de recettes de cuisine vert - daubes, gratins, tomates farcies… Et puis la panoplie des desserts d’où surnagent crème anglaise et mousse au chocolat, pain doré, crêpes, merveilles… Et puis, juste sortis du four par la mère pâtissière, des tartes - aux fraises, aux pommes, aux prunes – et quelques gâteaux – moi je préfère la pâte crue qui reste au fond du grand saladier vert. Les manies familiales.

Plus tard, l’ingrate estimera que c’est meilleur chez les autres. La petite voix de la mère qui s’échine. La voix des nostalgies.

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Le dimanche, en fin de matinée, règne une certaine effervescence à la maison. Chacun son rôle, chacun sa place dans la cuisine. Éplucher les pommes de terre, laver et essorer la salade, monter les œufs en neige, préparer la vinaigrette, ouvrir les huîtres… La mère, en chef d’orchestre, fait valser les ustensiles. Fouet, mixeur et couteau électriques, sans oublier la gamme des tupperwares colorés, symboles de modernité entrés récemment dans le placard de la cuisine. Les trois feux de la cuisinière à gaz sont tous allumés à la température souhaitée. Cuire au bain marie, faire revenir, faire fondre, saisir, bouillir. Les bruits de la cuisine. La sonnerie du four - ding ding c’est prêt ! Le tac tac de l’anti-monte-lait – attention ça va déborder ! Le tut tut du bouchon de la cocotte-minute – attention ça peut exploser !

Quand vient l’heure de mettre le couvert, le plus souvent, c'est le petit frère et la sœur qui s'en chargent. Une jolie nappe sur la table de la salle à manger, les assiettes du dimanche reçues en cadeau de mariage, du moins celles qui ne sont pas trop ébréchées - les couverts, ceux de la ménagère en velours bleu – le couteau à droite, la fourchette à gauche ! - le pain croustillant, juste livré par la boulangère, qu'on dépose tranché dans la corbeille en rotin. Le dessous de plats et les serviettes de table - celles, bien repassées, assorties à la nappe - qu'on plie joliment dans les verres. Surtout ne rien oublier pour éviter les reproches du père. Quand il y a des invités, les adultes ont droit aux verres en cristal. Ces jours-là, le père sort religieusement une bouteille de sa cave.

A 12h30, la mère lance le cri de ralliement : « A table ! ». Chacun se précipite vers la salle à manger.

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S’il fallait choisir parmi les petits bonheurs gustatifs du dimanche midi, c’est sans hésitation le plat principal qui l’emporterait. Et parmi les recettes familiales, la palme reviendrait au poulet rôti accompagné de ses patates sautées dans la cocotte en fonte rouge.

Le poulet du dimanche vient de la ferme voisine. Sa chair est ferme, tellement bien accrochée aux os qu’on a le droit de manger avec les doigts. Excitation des narines quand arrive la volaille dans son plat argenté. On ne découpe pas le poulet n’importe comment. C’est le père qui se charge de cette opération délicate, arrosage compris. Bravant les remontrances, le petit frère et la sœur trempent rapidement quelques bouchées du pain dans le jus du poulet, se pourlèchent les doigts en attendant le top départ. Les préférences de chacun sont connues, inutile de demander. Dans mon assiette, une aile et une cuisse rejoignent les feuilles de laitue craquantes et les pommes de terre, les plus grillées, celles du fond de la cocotte, mes préférées.

Au moment du fromage, le père, repu, lance sa petite phrase : « Encore un repas de prolétaire ! ». Les manies familiales. Feutre d'instants heureux, préservés du temps englouti.

 

L’odorat est un puissant sorcier qui vous transporte à travers des milliers de kilomètres et toutes les années que vous avez vécues. (Helen Keller)

Des souvenirs d’enfance assaillies d’odeurs muettes. Celle des matins. Café et chicorée broyés dans le moulin. Le pain grille. Les voix des grandes personnes se mêlent. Au petit déjeuner, délice de fraises écrasées sur tartine.

Odeurs des matinées. Le savon de Marseille trempé dans la bassine de fer blanc ; la lessiveuse, odeurs de linge bouilli. Eau de javel sur l’escalier frotté. La cire sur le buffet. L’odeur des produits ménagers et puis celle de ma mère retrouvée.

Chez mamie, un parfum de violette. La douceur de ses joues, poudrées de rides épaisses. Chez l’autre grand-mère, celle qui pique quand on l’embrasse, une odeur de lait et d’écurie. Foin coupé pour la chèvre, luzerne pour les lapins. L’odeur du tas de fumier, au fond du poulailler, et de son jardin aux fleurs bohème – giroflées, pois de senteurs, capucines et lilas. Des parfums emmêlés.

L’odeur des premiers jours de classe. Pupitres à l’encaustique, encre violette dans l’encrier de porcelaine, la craie mouillée qui grince sur le tableau, le plastique neuf qui couvre le livre de lecture, usé par les années.

L’odeur des jeudis. Celle de l’album de timbres, vieille colle des collections anciennes, traces de pays mystérieux et de l’oncle d’Afrique. Celle des disques noirs qui tournent sur l’électrophone et chauffent l’imaginaire. Pierre, le Loup, le Petit Prince, Casse Noisettes, Aladin, princesses, gentilles fées, méchantes sorcières. Contes et comptines rayées. Le temps passe tout doucement. C’est l’odeur de l’ennui.

L’odeur des dimanches pastel. Un gâteau sort du four, le sucre est devenu caramel, l’œuf a un goût de neige, la crème, anglaise. Déjà, l'odeur de soupe flotte dans la maison. La nuit tombera bientôt. L’hiver est arrivé. Demain, j’aurai cinq ans.

 

L’enfance n’est ni nostalgie, ni terreur, ni paradis perdu, ni Toison d’Or, mais peut‑être horizon, point de départ… (Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance)

Desserts, café gourmand… Sur le plateau des souvenirs gustatifs, la première de mes gourmandises serait, justement, le café. J’ai cinq ans. Très tôt le matin, le bruit rassurant du moulin électrique et l’odeur suave du café grimpent l’escalier de la petite maison. J’ai retrouvé maman. «Tu vois, il faut mettre une cuillerée de chicorée au fond et on remplit le reste avec les grains de café », explique-t-elle à la toute petite fille.

Nuance de début d’après-midi. Pause tendresse assise sur les genoux de la mère retrouvée. Le sucre trempé du bout des doigts dans la tasse à café fumante - pas trop longtemps sinon il fond dans la tasse … moments suspendus. A la radio, on écoute « Noël aux quatre vents ». Le sucre se diffuse doucement dans le palais. Surtout ne pas croquer pour se délecter le plus longtemps possible de cette sensation, à la fois douce et amère.

Sur le plateau des gourmandises du passé - goûters d’anniversaire ou desserts du dimanche, il y aurait aussi une portion de crème anglaise dans son ramequin en verre sur laquelle nage une flottille d’îles recouvertes de caramel. Battre les œufs en neige jusqu’à ce qu’ils deviennent comme des flocons, légers mais durs. Frisson quand on mâche cette texture subtile. Ensuite, boire le reste de la crème d’un trait, passer le doigt au fond du ramequin pour prolonger le délice.

En bonne place sur le plateau, il y aurait une part de tarte aux fraises. Moi, c’est la pâte imbibée de jus de fraises que j’adore. La mère estime que tout le monde préfère les fruits. « Elle est pas normale cette gamine ! ». Prendre le temps qu’il faut. Trier. Repousser les fraises cuites sur les bords de l’assiette. Une fois cette opération délicate effectuée, croquer dans le fondant de la pâte sablée. Les bords un peu trop cuits ne me font pas peur. Les plonger un moment dans le jus de fraises du fond de l’assiette pour prolonger le plaisir. Les fraises cuites rejoignent discrètement l’assiette du petit frère. Lui, préfère les fruits.

Et puis, il y aurait une part de gâteau en hommage à la mère pâtissière - quatre quarts, gâteau au yaourt, moelleux au chocolat. Une fois la pâte déposée dans le moule puis le moule dans le four chaud – « Attention à pas te brûler avec le four ! » - se lancer à l’assaut du grand saladier vert. D’abord à la petite cuillère, le reste avec les doigts pour une parfaite délectation. J’ai toujours préféré la pâte crue aux gâteaux. « Elle est vraiment pas normale cette gamine ! »

Dans mon plateau gourmand, il y aurait aussi deux ou trois crêpes au sucre. La petite voix de la mère pour la Chandeleur, le mardi-gras ou au cœur de l’été.   « Ce soir, on mange des crêpes ! » Une joie, infime, s’infiltre dans la maisonnée. La pâte est fluide, une fois les grumeaux éliminés par le batteur électrique. Quelques gouttes de rhum Negrita. Le geste leste de la mère qui fait sauter les crêpes, l’autre face réceptionnée intacte dans la poêle. Les enfants se chargent du saupoudrage au sucre cristallisé ou du remplissage - confiture ou nutella ? Plier les crêpes en triangle isocèle. Laisser fondre le sucre à l’intérieur. Se régaler.

Il ne faudra pas oublier d’ajouter deux tranches de pain doré. Les restes de pain rassis sont coupés en tranche épaisse. Battre des œufs dans le lait puis faire tremper le pain. Arôme délicat du pain en train de dorer sur le beurre frémissant. Saupoudrer de sucre cristal. Faire fondre le pain doré sous la langue. « Un dessert de roi », dit le père.

Pour compléter le plateau, quelques touches déposées au gré des saisons dans le panier des souvenirs : un parfum d’Atlantique, caillebottes bien fraîches, caillé et petit lait saupoudré de sucre vanillé ; une tranche de melon mûr ; une pêche blanche bien juteuse ; quelques fraises juste cueillies au jardin ; un morceau de pain d’épices…

Commentaires

  1. Magnifique, ça me rappelle les dimanches de mon enfance, ma mère était bonne cuisinière et très bonne pâtissière. Moi j’étais plus salé que sucré. Bref, que de souvenirs !!!

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