Déplier le rouge

Christine Fleury

Déplier le rouge

Déplier le rouge

Christine Fleury
23 octobre 2025
A l'épreuve du roman familial - 5

Texte écrit en octobre 2025 lors du stage "Tissage et Écriture" organisé à Montpellier et animé par Isabelle Jannot et Hélène Fraysse de l'association Merveilleux Prétexte.

Le sang est plus fort que la parole.(Simone de Beauvoir, Les Mandarins)

 

Trouées de rouge sur la trame beige des fils de chaîne de la mémoire. La petite a la rougeole. Elle dort. Elle se réveille. Elle tousse. Elle se réveille. Elle pleure. Elle a de la fièvre. Ses joues sont écarlates. Sa gorge aussi. La grand-mère Sidonie, habillée tout en noir comme à son habitude, est au bout de son lit, assise toute droite sur une chaise. Elle n’aime pas cette enfant mais « ol est d’même ». Elle a pas le choix. Il faut bien la garder puisque sa nouvelle brue est allé au travail. « Y’a pas idée ! quand on a une drôlesse malade, on s’en occupe », elle grommelle.  Dans l’après-midi, la fièvre est un peu tombée. La petite a quatre ans. Elle ne sait pas encore lire mais elle passe des heures à tourner une à une les pages du grand livre de contes. « V’là qu’asteur cheule gamine veut que j’ lui lise une histoire. Ol est pas reun ! » Elle obtempère.

Rouge vie rouge sang. Une goutte de sang est tombée sur la neige. Cette belle dame est occupée à des travaux d’aiguille. Couture, broderie, tissage... l'histoire ne le dit pas. Elle se pique le doigt à une aiguille toute tordue. Elle sort prendre l’air sur le perron du château. Dehors, la neige a tout recouvert d’un linceul d’une blancheur éblouissante. Quelques gouttes de son sang tombent de son doigt et se répandent sur la neige. La belle dame attend un enfant. Elle contemple le rouge vif de son sang sur la neige et dit : "Ma fille, ton teint sera d’un blanc éclatant comme cette neige et tes lèvres seront d’un rouge vermeil comme le sang qui perle de mon doigt." La belle dame mourra en la mettant au monde. La petite orpheline sera élevée par une méchante belle-mère. Marâtre, sorcière… le rouge tire son fil dans la neige du temps. "Miroir miroir, laquelle est la plus belle en ce royaume ?"

La petite s’est endormie "Olé pas trop tôt !" Elle tousse. Elle se réveille. Ses joues sont en feu.  "Lis-moi une autre histoire, grand-mère !"

Rouge vie rouge sang. Cette princesse s’est piqué le doigt sur le fuseau de son affreuse belle-mère puis elle s’est endormie. Des années de sommeil pour la belle au bois dormant jusqu’au  baiser déposé sur ses lèvres rouges par un prince charmant. Marâtre, sorcière. Les histoires s’entremêlent, leurs fils rouges secrètent des motifs secrets. Rouge vie, rouge sang. "Le petit chaperon rouge, grand-mère ! Lis-moi le petit chaperon rouge qui rencontre le méchant loup qui mange sa gentille grand-mère !" "Ça suffit maintenant. O faut qu’tu dormes !"

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Rouge vie rouge sang. La petite a cinq ans. Elle bute sur un caillou et s’étale de tout son long sur la dalle posée au-dessus de la cuve à mazout enterrée devant la nouvelle maison aux volets verts. Elle pleure à gros bouillons. Sa lèvre saigne abondamment. Du sang coule de sa bouche. Sa mère, assise dans la cuisine, donnait le sein à ce petit frère qui est arrivé dans la maison en hurlant il y a moins d'une semaine. De peur, le lait s’est arrêté. Le bébé se met à brailler, il a faim. La mère la dispute. "T’avais qu’à pas courir ! Fallait faire attention !"  La petite voit rouge. La colère la saisit, rouge comme le sang qui coule de sa lèvre. A son tour, elle crie de toutes ses forces, un cri rauque et inarticulé.

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Rouge vie rouge sang. La petite a grandi. Elle a douze ans peut-être. Elle rentre du collège. Elle descend du grand car qui la dépose au bout de la rue, tout près de la maison aux volets verts. Le fond de son survêtement bleu marine est tout rouge. En fin d’après-midi, du sang a coulé entre ses cuisses. Elle savait bien ça allait arriver un jour, ses copines trouvaient bizarre qu’elle ne « les » ait pas encore…  Mais pourquoi maintenant, pourquoi aujourd’hui ? Elle est un peu affolée. Elle ne sait pas quoi faire. En poussant la porte de la salle à manger, elle appelle sa mère, qui sort de la cuisine, la regarde d’un drôle d’air, s’approche d’elle et lui met une gifle sur la joue droite. La petite est interloquée, ses larmes prêtes à couler. La mère, mal à l’aise, lui sourit, la console. "Mais ne pleure pas voyons ! C’est la tradition. Ma mère a fait pareil et sa mère avant elle !" Elle, n’aura pas de fille. Pas de blanche neige ni de belle au bois dormant, pas de cendrillon ni de chaperon rouge. Pas de pomme rouge empoisonnée, pas de gentil coquelicot. "Gentil coquelicot, mesdames … gentil coquelicot nouveau !"

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Rouge vie rouge sang. La petite vient d'avoir seize ans. Premiers amours, premiers émois. Son cœur bat la chamade. Le sang pulse dans ce réseau de veines et d’artères. Dessus dessous. Sur la trame de la vie, un motif écarlate a taché le drap blanc. Percée de l’intérieur, la matière du monde se nourrit de ce sang. Dessus dessous. La mère a découvert le drap. Elle, fille mère dans une époque ancienne, est en colère. "Tu as pris tes précautions au moins ?" Miroir miroir… Fil rouge, fil blanc. L’écheveau se dévide. Robes aux couleurs du temps.Temps des cerises, des rêves et des révolutions. La vie s’étire sur son tapis volant. Rouge vie rouge sang. « Comme un p’tit coquelicot mon âme… Comme un p’tit coquelicot… »

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