Nouvelles noires en Oléron
Lors d'un séjour à Oléron, notre trio décide de participer à 3 mains / 3 cerveaux au concours de nouvelles noires organisé dans le cadre du Festival Nîmes Noir par les Amis de la Librairie Diderot. A partir de quelques fragments d'histoire locale dont les amies sont friandes, une première nouvelle émergera... puis une seconde l'année suivante dans un tout autre registre mais bel et bien ancrée dans le village d'enfance de Kris... les Agatha d'Oléron étaient nées !!!
Avertissement : Ces nouvelles ont certes à voir avec la commune de La Brée-les-Bains, mais peu avec les événements qui s’y sont déroulés et rien avec les habitants de cette localité. Les auteurs se désolidarisent totalement des propos tenus par les personnages…
Le blockhaus de la Malaiguille
La Brée les Bains. Mardi 5 mars 1974
9h – La boulangère commence sa tournée
Qu’est-ce que c’est tout ce monde qui m’attend à la passe des Normands ? Les retraités du coin nous auraient fait des petits… et zut, c’est les romanichels !!! Les voilà de retour, comme les hirondelles au printemps. Faudra que je pense à fermer les poules ce soir… Je sers d’abord mes clients, normal. Puis les cinq femmes des roulottes. Faut voir comment elles sont habillées ! Vivement qu’elles décampent !
Je râle, je râle, comme d’habitude. Ceux qui me connaissent le savent bien.
Allez, en route pour Les Boulassiers ! Aujourd’hui c’est calme, même très calme. Il n’y a que la vieille Sidonie qui est venue à la camionnette. Et elle n’est pas bavarde. Je prends quand même le temps de lui dire de rentrer son linge. Eh ben Dame ! Faut se méfier avec les romanichels ! Ensuite, il me reste plus qu’à mettre pains et baguettes dans les poches pendues aux crochets pour les huit clients restants.
Encore la Cité du Breuil et j’aurai fini ma tournée. J’y suis pas encore ! Quel calvaire depuis des mois que ça dure leur chantier du tout-à-l’égout. Toutes les routes défoncées les unes après les autres, de la boue partout dans le village avec le passage des camions et des pelleteuses. Du coup, je suis obligée de passer par la rue de la Malaiguille où je vends rien, vu que les touristes – les baignassouts comme on dit ici – sont pas prêts d’arriver.
« Faut s’adapter ! », a dit le Dédé. Pour qui il se prend celui-là ? C’est pas parce qu’il est contremaitre qu’il doit la ramener. Ferait mieux de faire travailler ses gars. Pour un qui bosse, y en a trois qui regardent… m’étonne pas que ça avance pas ! Elle a bon dos la pluie !
Et quelle idée de génie il a eu notre maire de lancer le chantier avant l’hiver ! Déjà qu’il nous a collé son HLM au Breuil. Nous, on en voulait pas. Tout le monde le sait que les HLM ça attire les étrangers. Depuis qu’ils sont installés, y a pas un jour sans qu’il se passe quelque chose. Faut voir ce qu’on me raconte pendant ma tournée ! C’est vraiment pas de gaité de cœur que je viens dans ce coin. Tous les matins, c’est le même refrain. Et un crédit par ci et une critique par là… et le pain est trop mou, et le pain est trop dur, et le pain est trop cher...
En général, je ne vois que les femmes. A 10h, les hommes travaillent, pour la plupart sur le chantier du tout-à-l’égout.
- Et qu’est-ce que ce sera pour vous Mme Rodriguez ?
- 3 gros pains, s’il vous plaît.
- Voilà, voilà
Et après la mère Rodriguez, c’est la Petöfi puis la Gombrowicz. Celle-là, si elle croit que je l’ai pas vu son cocard ! C’est pas la peine d’essayer de le cacher sous ta frange, ma cocotte !
Je fais comme si j’avais rien vu mais je sais. J’ai connu ça moi aussi à Paris avant d’échouer ici, avec mon gamin sous le bras. Une autre époque…
La Gombro, elle prend des coups par son mari mais tout le monde sait qu’elle se console avec d’autres hommes du pays, avec le Marcel par exemple. Ah ! Celui-là il en a gagné des clients pour son bistrot depuis qu’on a le HLM. Pour boire, ils boivent, les gars du HLM. Et ils cognent aussi.
11h – Dédé en a plein les bottes
Le maire m’a encore convoqué ce matin. Pas content le maire. Trop de retard sur le chantier du tout-à-l’égout. Ceux des Boulassiers sortaient à peine de son bureau quand je suis arrivé. Ils étaient venus pour protester contre les rues défoncées, la circulation impossible… Si on les écoutait, faudrait tout faire sans barrer la moindre route. Moi, sous prétexte que je suis d’ici, c’est tous les jours qu’ils viennent m’emmerder. Et Dédé par ci, et Dédé par là… Ils croient peut-être qu’un simple contremaître peut faire des miracles !
Décidément, ce chantier n’avance pas. Pas étonnant avec la pluie qui est tombée tout l’hiver. Six mois qu’on patauge dans la boue. Et cette odeur infecte qui nous colle à la peau. Pourtant, contre vents et marées, tout l’hiver, mes gars ont creusé, pelleté, posé des kilomètres de tuyaux.
Et l’ingénieur qui passe demain. Et Gombrowicz qui est toujours pas là. C’est la première fois qu’il arrive pas à l’heure celui-là. Il le sait pourtant que je compte sur lui pour poser le siphon chez les Fabre avant le passage de l’ingénieur.
- Qui a vu Gombro ce matin ? Ceux du Breuil, vous l’avez pas vu ? Qu’est-ce que tu marmonnes, Petöfi ?
- Je dis qu’il lui reste peut-être trop de Ricard dans le sang. Il en tenait une belle, hier soir, en sortant de chez le Marcel. Vaut mieux qu’il reste chez lui cuver, plutôt que de provoquer un accident comme avec Mohamed, y a trois mois.
- J’y ai quand même laissé trois doigts, moi. Ça, je lui pardonnerai jamais.
- Allez les gars, ne revenons pas là-dessus. C’est l’heure du casse-croûte ! Ça va peut-être le faire arriver le Gombro !
18h – L’institutrice fait sa déposition à la gendarmerie de Saint-Pierre
- Votre nom ?
- Garcin Jacqueline
- Vous êtes née le…
- 18 octobre 1931 à La Brée
- … et vous êtes institutrice. Maintenant, je vais prendre votre déposition. Soyez précise, tout est important dans cette affaire, le moindre détail compte. Que s’est-il passé cet après-midi ?
- Je vous explique. Voyez-vous, chaque année, début mars, quand le temps le permet, j’emmène ma classe jusqu’à la pointe de la Malaiguille. Les enfants ramassent algues et coquillages pour la leçon de choses. J’avais demandé à Mme Petöfi, une mère de famille, de m’accompagner. Par mesure de sécurité. 25 enfants, je ne peux pas avoir les yeux partout…
- Que s’est-il passé ?
- Nous sommes arrivés à la plage vers 15h. Il fallait voir l’enthousiasme des enfants ! Un vrai bonheur. Vers 16h30, je les ai rassemblés pour le goûter. C’est là que je me suis aperçue qu’il en manquait trois.
-Lesquels ?
- Jean-Pierre Lemarchand, le petit dernier de la boulangère ?
- Olivier Pouget, le fils de Dédé, le contremaître du chantier du tout-à-l’égout
- Et Pablo Rodriguez, un petit du HLM du Breuil
- Continuez Mme Garcin. Vous voulez un verre d’eau ?
- Non, merci. Je continue. Je me doutais bien que je les trouverais au blockhaus malgré mon interdiction. Les enfants sont toujours attirés par ce lieu lugubre. J’ai laissé le groupe sous la surveillance de Madame Petöfi et j’ai couru jusqu’au blockhaus, poussée par un mauvais pressentiment. Il s’en est tellement passé là-dedans pendant la guerre. Même 30 ans après, ça fait froid dans le dos. Quand je suis arrivée, ils étaient bien là tous les trois, blêmes, comme pétrifiés. Sans dire un mot, le petit Pablo m’a montré du doigt l’intérieur du blockhaus. J’y suis entrée et c’est là que j’ai vu le corps d’un homme sur le sol. Il avait les yeux ouverts, le visage figé dans la mort. Je l’ai reconnu tout de suite. C’était le père de Lucasz Gombrowicz, qui est au cours préparatoire dans la classe de ma collègue.
- Vous n’avez touché à rien ?
- Non, bien sûr.
- Qu’avez-vous fait ensuite ?
- J’ai d’abord réconforté les trois enfants puis je suis revenue avec eux vers le groupe. J’ai dit à la classe qu’un accident était arrivé au blockhaus et que nous allions rentrer à l’école. Sur le chemin du retour, je me suis arrêtée quelques instants pour vous appeler depuis la cabine téléphonique du parking de la plage. Voilà, vous savez tout.
- Veuillez relire votre déposition et si vous n’avez rien à ajouter, signez ici.
23h30 - Marcel ferme son bistrot plus tard que d’ordinaire
Quelle soirée ! Pas étonnant vu les circonstances. Ça a commencé avant l’heure de l’apéro avec l’arrivée de l’institutrice. Pas souvent que je la vois ici. Elle était blanche comme un linge quand elle a poussé la porte du bistrot.
- Un cognac, Marcel, s’il te plait, j’ai bien besoin d’un remontant. Je sors de la gendarmerie.
Et elle m’a raconté les évènements de l’après-midi. Pour sûr, ça m’a fichu un sacré coup !
L’institutrice avait à peine tourné les talons que toute la bande du chantier est arrivée, suivie de peu par le boulanger flanqué de sa femme – c’est bien la première fois qu’ils venaient ensemble, ces deux-là ! On était tous sous le choc. Il nous manquait déjà, le Gombro… même ses coups de gueule ! C’est vrai qu’il avait pas sa langue dans sa poche… ni ses poings d’ailleurs. En plus, je perds un sacré bon client avec Gombro. Pour sûr, c’est pas moi qui l’aurais liquidé. Comme a dit la boulangère plus tard dans la soirée « Toi, t’as pas de mobile ! » D’après elle, c’est pas le cas de tout le monde.
Après quelques verres, Rodriguez s’est excité. Pour lui, c’est l’arabe qui a fait le coup, le Mohamed, rapport à ses trois doigts partis dans l’accident de pelleteuse. "Sûr que ça le handicape ! Il peut plus travailler au noir pour envoyer tout son fric au bled ! Pour moi, ces gars qui boivent pas, c’est pas franc du collier." Il a même rajouté : "Et puis, les arabes, c’est rancunier. Vaut mieux s’en méfier."
Difficile de faire taire Rodriguez qui disait à qui voulait l’entendre que si les cognes faisaient leur boulot, le bicot serait déjà en taule. Dédé lui a balancé un « Ferme ta gueule ! » qui lui a cloué le bec. C’est bien connu, le Dédé supporte pas les racistes. Lui, c’est contre le Maire qu’il a une dent. « Avec quoi vous croyez qu’il a payé sa villa et sa DS neuve, notre Maire ? Moi je vous le dis, c’est avec les pots de vin qu’il a reçus ! » Voilà ce qu’il pense le Dédé et il est persuadé que Gombro le pensait aussi. C’est vrai qu’il était malin Gombro et qu’il avait les oreilles qui traînaient un peu partout. Mais de là à en faire un maître chanteur comme le sous-entend Dédé…
Quelques verres plus tard, on a eu droit au morceau de bravoure de Gégé le Boiteux qui a ressorti sa rengaine sur les accointances de certains avec les boches pendant la Guerre. Ici, tout le monde se souvient. Mais quel rapport avec Gombro ? Moi, j’en vois pas. Il était pas ici en 40, le Gombro. N’empêche que pour Gégé, tous les anciens collabos sont à mettre sur la liste de suspects.
Assis au bout du comptoir, Petöfi n’avait pas encore ouvert la bouche de la soirée. Il a fini par dire qu’en tous cas, le Gombro, il était bien vivant hier soir quand il l’avait ramené chez lui, soul comme un polak qu’il était. C’est là que la boulangère a enchaîné : « Vu le cocard qu’elle avait ce matin, la Marika, il a dû taper dur hier soir en rentrant. Et c’est pas la première fois ! D'ailleurs, y a pas bien longtemps, la Marika a dit devant moi : « Un jour, je lui ferai la peau à cette brute ! »
Par contre, la boulangère a pas dit ce que tout le monde sait ici, moi le premier et pour cause : il était cocu le Gombro. Sûr qu’elle est pas farouche, la Marika, c’est le moins qu’on puisse dire… Et, soit dit en passant, si toutes les femmes tuaient leurs maris à la moindre torgnolle, la France serait dépeuplée.
Ce qui m’étonne, c’est que personne ait pensé aux romanichels. Ils viennent juste de s’installer à l’entrée du village et comme par hasard, y a un meurtre. En tous cas, c’est pas les suspects qui manquent dans cette affaire. Ce soir, les langues se sont déliées. Et rien n’arrêtera plus la rumeur...
Saura-t-on un jour la vérité ? Et si…
NDLR : le texte ci-dessous a été traduit du polonais par les auteurs.
Ma très chère Marika,
Pardonne-moi. Pardonne-moi ce dernier geste, pardonne-moi si tu le peux, tout ce qui s’est passé avant et qui a rendu ta vie si dure, si triste, si loin de tes rêves de jeune fille. Tu voyais en moi un violoniste destiné à une brillante carrière, me voici réduit à une vie de traîne-misère. L’exclusion de mon père du parti m’a fermé les portes de l’Orchestre national de Pologne et même de tous les orchestres du pays.
L’exil à Paris, tant espéré, si chèrement conquis, n’a pas comblé nos attentes : rien que des petits boulots, des cachets ridicules pour jouer toujours les mêmes rengaines dans les cafés de Montmartre où personne ne m’écoutait. La dégringolade n’a pas tardé. J’ai commencé à boire. Je croyais que l’alcool m’aiderait à oublier. Et toi, tu as commencé à pleurer.
Je ne me suis jamais pardonné cette soirée où, ivre mort, j’ai levé la main sur toi pour la première fois. Le coup suivant est parti dans le miroir et ma main de virtuose a été estropiée à jamais. C’est pourtant toi, Marika, qui m’as redonné la force de repartir à zéro. J’ai accepté le travail sur le chantier du pont d’Oléron. Enfin on allait voir l’océan, ça nous a fait rêver un moment. Et Lucasz est né. Un instant de bonheur partagé. De chantier en chantier, nous nous sommes retrouvés à La Brée et c’est là que j’ai replongé dans l’alcool. Je ne m’y fais pas d’avoir échoué ici. Jamais un sou, les ragots incessants et la pluie, la pluie, la pluie.
Hier, encore une fois, j’ai levé la main sur toi. Hier, notre petit Lucasz m’a vu te frapper. Hier, tu m’as demandé « Où est passé l’homme que j’aimais ? »
J’ai tellement honte. Jamais je ne pourrai affronter à nouveau le regard de mon fils. Tu as raison, Marika, l’homme que j’étais n’existe plus. Je me dégoûte. Ma vie n’a plus de sens. Je fais souffrir ceux que j’aime.
Cette nuit, comme bien d’autres fois, je me suis réfugié dans le blockhaus de la Malaiguille. Je pleure de honte et de désespoir comme chaque fois que je t’ai frappée mais cette fois, il n’y aura pas de prochaine fois. J’ai décidé d’en finir.
Je sais que tu es courageuse et de tout mon cœur, je te souhaite, ainsi qu’à notre petit Lucasz, une vie plus heureuse avec un autre que moi. Les soupirants ne manquent pas ici. Je le sais bien et je comprends.
Encore une fois, pardonne-moi. La mort me redonnera peut-être un peu de dignité à vos yeux.
Je vous aime.
Jonascz