Nouvelles noires en Oléron

Les Agatha d'Oléron

Nouvelles noires en Oléron

Nouvelles noires en Oléron

Les Agatha d'Oléron

Lors d'un séjour à Oléron, notre trio décide de participer à 3 mains / 3 cerveaux au concours de nouvelles noires organisé dans le cadre du Festival Nîmes Noir par les Amis de la Librairie Diderot. A partir de quelques fragments d'histoire locale dont les amies sont friandes, une première nouvelle émergera... puis une seconde l'année suivante dans un tout autre registre mais bel et bien ancrée dans le village d'enfance de Kris... les Agatha d'Oléron étaient nées !!!

 

Avertissement : Ces nouvelles ont certes à voir avec la commune de La Brée-les-Bains, mais peu avec les événements qui s’y sont déroulés et rien avec les habitants de cette localité. Les auteurs se désolidarisent totalement des propos tenus par les personnages…

 

Le blockhaus de la Malaiguille

La Brée les Bains. Mardi 5 mars 1974

9h – La boulangère commence sa tournée

Qu’est-ce que c’est tout ce monde qui m’attend à la passe des Normands ? Les retraités du coin nous auraient fait des petits… et zut, c’est les romanichels !!! Les voilà de retour, comme les hirondelles au printemps. Faudra que je pense à fermer les poules ce soir… Je sers d’abord mes clients, normal. Puis les cinq femmes des roulottes. Faut voir comment elles sont habillées ! Vivement qu’elles décampent !

Je râle, je râle, comme d’habitude. Ceux qui me connaissent le savent bien.

Allez, en route pour Les Boulassiers ! Aujourd’hui c’est calme, même très calme. Il n’y a que la vieille Sidonie qui est venue à la camionnette. Et elle n’est pas bavarde. Je prends quand même le temps de lui dire de rentrer son linge. Eh ben Dame ! Faut se méfier avec les romanichels ! Ensuite, il me reste plus qu’à mettre pains et baguettes dans les poches pendues aux crochets pour les huit clients restants.

Encore la Cité du Breuil et j’aurai fini ma tournée. J’y suis pas encore ! Quel calvaire depuis des mois que ça dure leur chantier du tout-à-l’égout. Toutes les routes défoncées les unes après les autres, de la boue partout dans le village avec le passage des camions et des pelleteuses. Du coup, je suis obligée de passer par la rue de la Malaiguille où je vends rien, vu que les touristes – les baignassouts comme on dit ici – sont pas prêts d’arriver.

« Faut s’adapter ! », a dit le Dédé. Pour qui il se prend celui-là ? C’est pas parce qu’il est contremaitre qu’il doit la ramener. Ferait mieux de faire travailler ses gars. Pour un qui bosse, y en a trois qui regardent… m’étonne pas que ça avance pas ! Elle a bon dos la pluie !

Et quelle idée de génie il a eu notre maire de lancer le chantier avant l’hiver !  Déjà qu’il nous a collé son HLM au Breuil.  Nous, on en voulait pas. Tout le monde le sait que les HLM ça attire les étrangers. Depuis qu’ils sont installés, y a pas un jour sans qu’il se passe quelque chose. Faut voir ce qu’on me raconte pendant ma tournée ! C’est vraiment pas de gaité de cœur que je viens dans ce coin. Tous les matins, c’est le même refrain. Et un crédit par ci et une critique par là… et le pain est trop mou, et le pain est trop dur, et le pain est trop cher...

En général, je ne vois que les femmes. A 10h, les hommes travaillent, pour la plupart sur le chantier du tout-à-l’égout.

- Et qu’est-ce que ce sera pour vous Mme Rodriguez ?

- 3 gros pains, s’il vous plaît.

- Voilà, voilà

Et après la mère Rodriguez, c’est la Petöfi puis la Gombrowicz. Celle-là, si elle croit que je l’ai pas vu son cocard ! C’est pas la peine d’essayer de le cacher sous ta frange, ma cocotte !

Je fais comme si j’avais rien vu mais je sais. J’ai connu ça moi aussi à Paris avant d’échouer ici, avec mon gamin sous le bras. Une autre époque…

La Gombro, elle prend des coups par son mari mais tout le monde sait qu’elle se console avec d’autres hommes du pays, avec le Marcel par exemple.  Ah ! Celui-là il en a gagné des clients pour son bistrot depuis qu’on a le HLM. Pour boire, ils boivent, les gars du HLM. Et ils cognent aussi.

11h – Dédé en a plein les bottes

Le maire m’a encore convoqué ce matin. Pas content le maire. Trop de retard sur le chantier du tout-à-l’égout. Ceux des Boulassiers sortaient à peine de son bureau quand je suis arrivé. Ils étaient venus pour protester contre les rues défoncées, la circulation impossible… Si on les écoutait, faudrait tout faire sans barrer la moindre route. Moi, sous prétexte que je suis d’ici, c’est tous les jours qu’ils viennent m’emmerder. Et Dédé par ci, et Dédé par là… Ils croient peut-être qu’un simple contremaître peut faire des miracles !

Décidément, ce chantier n’avance pas. Pas étonnant avec la pluie qui est tombée tout l’hiver. Six mois qu’on patauge dans la boue. Et cette odeur infecte qui nous colle à la peau. Pourtant, contre vents et marées, tout l’hiver, mes gars ont creusé, pelleté, posé des kilomètres de tuyaux.

Et l’ingénieur qui passe demain. Et Gombrowicz qui est toujours pas là. C’est la première fois qu’il arrive pas à l’heure celui-là. Il le sait pourtant que je compte sur lui pour poser le siphon chez les Fabre avant le passage de l’ingénieur.

- Qui a vu Gombro ce matin ? Ceux du Breuil, vous l’avez pas vu ? Qu’est-ce que tu marmonnes, Petöfi ?

- Je dis qu’il lui reste peut-être trop de Ricard dans le sang. Il en tenait une belle, hier soir, en sortant de chez le Marcel. Vaut mieux qu’il reste chez lui cuver, plutôt que de provoquer un accident comme avec Mohamed, y a trois mois.

- J’y ai quand même laissé trois doigts, moi. Ça, je lui pardonnerai jamais.

- Allez les gars, ne revenons pas là-dessus. C’est l’heure du casse-croûte ! Ça va peut-être le faire arriver le Gombro !

18h – L’institutrice fait sa déposition à la gendarmerie de Saint-Pierre

- Votre nom ?

- Garcin Jacqueline

- Vous êtes née le…

- 18 octobre 1931 à La Brée

- … et vous êtes institutrice. Maintenant, je vais prendre votre déposition. Soyez précise, tout est important dans cette affaire, le moindre détail compte. Que s’est-il passé cet après-midi ?

- Je vous explique. Voyez-vous, chaque année, début mars, quand le temps le permet, j’emmène ma classe jusqu’à la pointe de la Malaiguille. Les enfants ramassent algues et coquillages pour la leçon de choses. J’avais demandé à Mme Petöfi, une mère de famille, de m’accompagner. Par mesure de sécurité. 25 enfants, je ne peux pas avoir les yeux partout…

- Que s’est-il passé ?

- Nous sommes arrivés à la plage vers 15h. Il fallait voir l’enthousiasme des enfants ! Un vrai bonheur. Vers 16h30, je les ai rassemblés pour le goûter. C’est là que je me suis aperçue qu’il en manquait trois.

-Lesquels ?

- Jean-Pierre Lemarchand, le petit dernier de la boulangère ?

- Olivier Pouget, le fils de Dédé, le contremaître du chantier du tout-à-l’égout

- Et Pablo Rodriguez, un petit du HLM du Breuil

- Continuez Mme Garcin. Vous voulez un verre d’eau ?

- Non, merci. Je continue. Je me doutais bien que je les trouverais au blockhaus malgré mon interdiction. Les enfants sont toujours attirés par ce lieu lugubre. J’ai laissé le groupe sous la surveillance de Madame Petöfi et j’ai couru jusqu’au blockhaus, poussée par un mauvais pressentiment. Il s’en est tellement passé là-dedans pendant la guerre. Même 30 ans après, ça fait froid dans le dos. Quand je suis arrivée, ils étaient bien là tous les trois, blêmes, comme pétrifiés. Sans dire un mot, le petit Pablo m’a montré du doigt l’intérieur du blockhaus. J’y suis entrée et c’est là que j’ai vu le corps d’un homme sur le sol. Il avait les yeux ouverts, le visage figé dans la mort. Je l’ai reconnu tout de suite. C’était le père de Lucasz Gombrowicz, qui est au cours préparatoire dans la classe de ma collègue.

- Vous n’avez touché à rien ?

- Non, bien sûr.

- Qu’avez-vous fait ensuite ?

- J’ai d’abord réconforté les trois enfants puis je suis revenue avec eux vers le groupe. J’ai dit à la classe qu’un accident était arrivé au blockhaus et que nous allions rentrer à l’école. Sur le chemin du retour, je me suis arrêtée quelques instants pour vous appeler depuis la cabine téléphonique du parking de la plage. Voilà, vous savez tout.

- Veuillez relire votre déposition et si vous n’avez rien à ajouter, signez ici.

23h30 - Marcel ferme son bistrot plus tard que d’ordinaire

Quelle soirée ! Pas étonnant vu les circonstances. Ça a commencé avant l’heure de l’apéro avec l’arrivée de l’institutrice. Pas souvent que je la vois ici. Elle était blanche comme un linge quand elle a poussé la porte du bistrot.

- Un cognac, Marcel, s’il te plait, j’ai bien besoin d’un remontant. Je sors de la gendarmerie.

Et elle m’a raconté les évènements de l’après-midi. Pour sûr, ça m’a fichu un sacré coup !

L’institutrice avait à peine tourné les talons que toute la bande du chantier est arrivée, suivie de peu par le boulanger flanqué de sa femme – c’est bien la première fois qu’ils venaient ensemble, ces deux-là ! On était tous sous le choc. Il nous manquait déjà, le Gombro… même ses coups de gueule ! C’est vrai qu’il avait pas sa langue dans sa poche… ni ses poings d’ailleurs. En plus, je perds un sacré bon client avec Gombro. Pour sûr, c’est pas moi qui l’aurais liquidé. Comme a dit la boulangère plus tard dans la soirée « Toi, t’as pas de mobile ! » D’après elle, c’est pas le cas de tout le monde.

Après quelques verres, Rodriguez s’est excité. Pour lui, c’est l’arabe qui a fait le coup, le Mohamed, rapport à ses trois doigts partis dans l’accident de pelleteuse. "Sûr que ça le handicape ! Il peut plus travailler au noir pour envoyer tout son fric au bled ! Pour moi, ces gars qui boivent pas, c’est pas franc du collier." Il a même rajouté : "Et puis, les arabes, c’est rancunier. Vaut mieux s’en méfier."

Difficile de faire taire Rodriguez qui disait à qui voulait l’entendre que si les cognes faisaient leur boulot, le bicot serait déjà en taule. Dédé lui a balancé un « Ferme ta gueule ! » qui lui a cloué le bec. C’est bien connu, le Dédé supporte pas les racistes. Lui, c’est contre le Maire qu’il a une dent. « Avec quoi vous croyez qu’il a payé sa villa et sa DS neuve, notre Maire ? Moi je vous le dis, c’est avec les pots de vin qu’il a reçus ! » Voilà ce qu’il pense le Dédé et il est persuadé que Gombro le pensait aussi. C’est vrai qu’il était malin Gombro et qu’il avait les oreilles qui traînaient un peu partout. Mais de là à en faire un maître chanteur comme le sous-entend Dédé…

Quelques verres plus tard, on a eu droit au morceau de bravoure de Gégé le Boiteux qui a ressorti sa rengaine sur les accointances de certains avec les boches pendant la Guerre. Ici, tout le monde se souvient. Mais quel rapport avec Gombro ?  Moi, j’en vois pas. Il était pas ici en 40, le Gombro. N’empêche que pour Gégé, tous les anciens collabos sont à mettre sur la liste de suspects.

Assis au bout du comptoir, Petöfi n’avait pas encore ouvert la bouche de la soirée. Il a fini par dire qu’en tous cas, le Gombro, il était bien vivant hier soir quand il l’avait ramené chez lui, soul comme un polak qu’il était. C’est là que la boulangère a enchaîné : « Vu le cocard qu’elle avait ce matin, la Marika, il a dû taper dur hier soir en rentrant. Et c’est pas la première fois ! D'ailleurs, y a pas bien longtemps, la Marika a dit devant moi : « Un jour, je lui ferai la peau à cette brute ! »

Par contre, la boulangère a pas dit ce que tout le monde sait ici, moi le premier et pour cause : il était cocu le Gombro. Sûr qu’elle est pas farouche, la Marika, c’est le moins qu’on puisse dire… Et, soit dit en passant, si toutes les femmes tuaient leurs maris à la moindre torgnolle, la France serait dépeuplée.

Ce qui m’étonne, c’est que personne ait pensé aux romanichels. Ils viennent juste de s’installer à l’entrée du village et comme par hasard, y a un meurtre. En tous cas, c’est pas les suspects qui manquent dans cette affaire. Ce soir, les langues se sont déliées. Et rien n’arrêtera plus la rumeur...

Saura-t-on un jour la vérité ? Et si…

NDLR : le texte ci-dessous a été traduit du polonais par les auteurs.

Ma très chère Marika,

Pardonne-moi. Pardonne-moi ce dernier geste, pardonne-moi si tu le peux, tout ce qui s’est passé avant et qui a rendu ta vie si dure, si triste, si loin de tes rêves de jeune fille.  Tu voyais en moi un violoniste destiné à une brillante carrière, me voici réduit à une vie de traîne-misère. L’exclusion de mon père du parti m’a fermé les portes de l’Orchestre national de Pologne et même de tous les orchestres du pays.

L’exil à Paris, tant espéré, si chèrement conquis, n’a pas comblé nos attentes : rien que des petits boulots, des cachets ridicules pour jouer toujours les mêmes rengaines dans les cafés de Montmartre où personne ne m’écoutait. La dégringolade n’a pas tardé. J’ai commencé à boire. Je croyais que l’alcool m’aiderait à oublier. Et toi, tu as commencé à pleurer.

Je ne me suis jamais pardonné cette soirée où, ivre mort, j’ai levé la main sur toi pour la première fois. Le coup suivant est parti dans le miroir et ma main de virtuose a été estropiée à jamais. C’est pourtant toi, Marika, qui m’as redonné la force de repartir à zéro. J’ai accepté le travail sur le chantier du pont d’Oléron. Enfin on allait voir l’océan, ça nous a fait rêver un moment. Et Lucasz est né. Un instant de bonheur partagé. De chantier en chantier, nous nous sommes retrouvés à La Brée et c’est là que j’ai replongé dans l’alcool. Je ne m’y fais pas d’avoir échoué ici. Jamais un sou, les ragots incessants et la pluie, la pluie, la pluie.

Hier, encore une fois, j’ai levé la main sur toi. Hier, notre petit Lucasz m’a vu te frapper. Hier, tu m’as demandé « Où est passé l’homme que j’aimais ? »

J’ai tellement honte. Jamais je ne pourrai affronter à nouveau le regard de mon fils. Tu as raison, Marika, l’homme que j’étais n’existe plus. Je me dégoûte. Ma vie n’a plus de sens. Je fais souffrir ceux que j’aime.

Cette nuit, comme bien d’autres fois, je me suis réfugié dans le blockhaus de la Malaiguille. Je pleure de honte et de désespoir comme chaque fois que je t’ai frappée mais cette fois, il n’y aura pas de prochaine fois. J’ai décidé d’en finir.

Je sais que tu es courageuse et de tout mon cœur, je te souhaite, ainsi qu’à notre petit Lucasz, une vie plus heureuse avec un autre que moi. Les soupirants ne manquent pas ici. Je le sais bien et je comprends.

Encore une fois, pardonne-moi. La mort me redonnera peut-être un peu de dignité à vos yeux.

Je vous aime.

Jonascz

L'églade de JP

Les maillots ont disparu, les shorts et les chaussettes aussi…

« Un ou plusieurs individus ont pénétré par effraction dans la salle polyvalente de La Brée-les-Bains, dans l’après-midi de samedi. Ils ont mis la main sur un butin important : les maillots tout neufs de l’équipe de foot de l’US brénaise. Les shorts et les chaussettes ont également disparu. Tous ces vêtements avaient été floqués aux noms des joueurs, du club et du sponsor. Le préjudice s’élève à plus de cinq mille euros. »

Et oui, c’est bien moi, Georges Michaud, pigiste sportif à Sud-Ouest, l’auteur de ce morceau de bravoure. D’ordinaire, le journal m’envoie sur les matchs de foot, plus souvent chez les amateurs qu’en première division mais qu’importe ! Ce samedi, ils n’avaient rien trouvé de mieux que de me faire venir de Rochefort pour une remise de maillots à La Brée-les-Bains, un patelin du nord de l’ile d’Oléron ! Faut vraiment que l’actualité sportive soit proche du zéro absolu (dégât collatéral de la Covid-19 bien sûr) ou que le sponsor ait le bras long.

Finalement, ça valait le déplacement… Rien que pour voir la tête de Soulier, le palot président de l’US Brénaise, quand il a annoncé le vol. S’il avait pu disparaître sous l’estrade, il l’aurait fait. Il faut bien reconnaître qu’il y avait beaucoup de monde dans la salle polyvalente : tous les jeunes du club, leurs parents, le Maire qui avait exceptionnellement fait le déplacement, quelques dirigeants de clubs voisins dont Bonino, le président de Saint-Trojan… Et puis, il y avait l’inénarrable Vinatier, devenu en quelques années le plus gros marchand de vin sur Oléron et le plus important investisseur immobilier de La Brée, la plus grande gueule à cent lieues à la ronde aussi…

C’est lui qui a financé maillots, shorts et chaussettes en tant que sponsor de l’équipe brénaise. Entre parenthèses, ça peut paraître étonnant qu’un marchand de vin sponsorise un club de foot et colle son nom sur tous les maillots pour se faire de la pub ! Il est malin Vinatier : pour contourner tranquillement la loi Evin, il a accolé à sa raison sociale « Produits régionaux ». C’est vrai qu’en plus du vin, il vend bien quelques tourteaux fromagers et du sel ! Écarlate, au bord de l’apoplexie, Vinatier s’est mis à crier – ou plutôt à hurler – que c’est à lui qu’on en voulait, ce qui est tout à fait possible vu que sa réussite ne lui a pas attiré que des amitiés. Quoiqu’il en soit, il se passait quelque chose d’inattendu qui m’a donné envie d’en savoir plus. J’ai donc décidé de mener ma petite enquête.

-----

Je n’ai pas appris grand-chose le soir du vol. Après s’être enfermé dans le bureau avec Soulier, Vinatier est parti en claquant la porte. Dommage, je n’ai rien entendu de ce qu’ils se sont dit. En revanche, j’ai bien entendu quand Bonino assurait Soulier de son soutien : "Si je peux faire quelque chose, n’hésite pas à demander…"

Venant de lui, ces quelques mots valaient leur pesant de cacahuètes ! J’en mettrais ma main à couper, Bonino se réjouissait intérieurement de ce coup du sort contre l’US brénaise qui atteignait en pleine face son ennemi personnel, Vinatier. Bien loin des questions de foot, l’opposition virulente entre Bonino et Vinatier était de nature politique, l’un et l’autre étant conseillers municipaux de leur localité respective et surtout conseillers communautaires issus de deux partis radicalement opposés. C’était toujours un plaisir pour le collègue de la locale de relater les bons mots échangés lors des réunions de la Communauté de communes d’Oléron : « Connard ! » répondait à « Tocard ! », « Trou du cul ! » à « Faux cul !», « Crétin opportuniste ! » à « Chiffe molle ! »

Comme rien n'avait filtré du côté des dirigeants, j’ai pris le temps de discuter un moment avec les jeunes que j’ai trouvés regroupés devant la salle polyvalente. Je connais la plupart d’entre eux pour les avoir vus sur le stade galoper après le ballon. Je les ai salués d’un grand check en arrivant. Ils étaient tellement heureux de se retrouver et de démarrer une nouvelle saison, fiers de leurs nouveaux crampons aux couleurs fluo. Après l’annonce fracassante de la disparition des maillots, l’excitation a cédé la place à l’abattement pour certains, à la colère pour d’autres, à la déception pour tous. Ils en avaient tellement rêvé de ces nouveaux maillots… Le plus déçu, c’était certainement le petit Maé, leur mascotte et le plus jeune de tous les joueurs : pour la première fois, il allait recevoir un maillot avec son nom inscrit dessus. Le début de la gloire !

Plus problématique était la situation de Théo, un jeune très prometteur que j’avais repéré sur le terrain la saison dernière. Il était très en colère. Il m’a pris à témoin : "De quoi je vais avoir l’air sans maillot du club pour la journée de détection du Centre de formation des Girondins ? Vous pouvez me le dire ? Porter celui de l’année dernière ? C’est complètement ringard, faut même pas y penser !" J’ai bien essayé de lui redonner le moral en lui disant qu’on finirait bien par les retrouver d’ici là ces maillots mais, en mon for intérieur, je n’en étais pas si sûr.

-----

Trois jours plus tard, je suis revenu à La Brée, invité par Jean-Paul, JP pour les intimes. En voilà un qui aurait pu faire une carrière professionnelle mais il a préféré devenir instit et entraîner les gamins du club de la Brée. Il y a des années, j’avais fait un papier sur lui dans Sud-Ouest. Suite de quoi, un sélectionneur l’avait contacté. Faut dire, toute modestie mise à part, que j’ai ma petite renommée chez les sélectionneurs pour avoir repéré dans l’équipe d’Etaules, l’as des as, le champion des champions, l’ange vert : Dominique Rocheteau !

A l’époque, JP m’avait remercié pour mon article mais n’avait pas donné suite à la proposition du sélectionneur. Ça m’avait étonné sur le moment mais j’ai mieux compris ses raisons par la suite. Il avait eu beaucoup de mal à se remettre de l’accident survenu sur le terrain lors d’un derby La Brée – Saint-Trojan organisé le jour d’un lancement de saison. C'était il y a tout juste dix ans - déjà dix ans… Mickaël, jeune footballeur prometteur de l’équipe de Saint-Tro, était tombé raide mort en plein match. L’enquête a conclu à une mort naturelle, une défaillance cardiaque plutôt surprenante quand on sait qu’il venait d’être sélectionné, après visite médicale, pour intégrer le Centre de formation des Girondins de Bordeaux. Certaines pratiques, alors courantes dans le foot, ont dégouté JP à jamais de faire carrière. Financièrement, il n’a certainement pas fait le bon choix mais JP est un puriste. Et oui, ça existe, même dans le foot…

-----

Connaissant ma gourmandise, JP a préparé ma spécialité oléronaise favorite : une églade de moules. A mon arrivée, les moules de bouchot sont déjà soigneusement disposées sur la planche. Il ne reste plus qu’à mettre le feu aux aiguilles de pin qui les recouvrent. Juliette, sa compagne, débouche une bouteille de blanc du pays et JP craque une allumette. Nous regardons un moment le spectacle des moules s’ouvrant en quelques minutes sous la braise incandescente en émettant leur petit sifflement.

La dégustation peut commencer. Un vrai régal, mais qui ne me fait pas oublier ma préoccupation du moment : le vol des maillots ! Et je compte bien sur JP et Juliette pour faire avancer ma petite enquête. Comme c’est elle, en sa qualité de secrétaire de mairie, qui les a accueillis, j’insiste auprès de Juliette pour avoir un compte-rendu précis de la visite des gendarmes. Un peu étrange tout de même que deux gendarmes de Saint-Pierre se soient déplacés. D’ordinaire, ils ne font pas tant de zèle ! Une intervention de Vinatier, peut-être ? Quoiqu’il en soit, Juliette leur a fait visiter les locaux et leur a remis un plan, dont elle me donne un double.

Le plan de la salle polyvalente

La flèche rouge indique l’emplacement de la porte fracturée. Située sur le côté du bâtiment, bien à l’abri des regards, elle donne directement sur le bureau où étaient stockés les trois cartons contenant maillots, shorts et chaussettes. Selon elle, ce qui a surpris les gendarmes, c’est que rien d’autre n’ait disparu, ni dans la réserve où était entreposées les boissons prévues pour la cérémonie de remise des maillots, ni dans le bureau où deux ordinateurs portables étaient installés.

Je tente ensuite d’établir la chronologie des faits. Juliette me dit avoir remis les clés de la salle polyvalente à Soulier le samedi matin vers 11heures. Il devait les lui rendre le lundi matin, aucune activité n’étant programmée dans la salle polyvalente le dimanche. Elle n’en sait pas plus. JP prend le relais vu que c’est lui qui a rejoint Soulier dans le bureau de la salle polyvalente à 14h pour réceptionner les maillots.

L’entreprise de flocage les a livrés à 14h30. Après avoir vérifié la livraison – tout était correct – ils sont allés boire un verre au café Chez Marcel. Bien sûr, ils ont fermé la porte avant de partir. Soulier a gardé les clés. Jusque-là tout allait bien. C’est quand ils sont revenus vers 18h pour installer les chaises dans la salle avec l’aide de quelques membres du club qu’ils ont constaté que la serrure avait été forcée et que les trois cartons avaient disparu.

------------

Selon mes informations, l’affaire du vol des maillots de l’US brénaise fait grand bruit dans le microcosme du football oléronais. Certes, l’équipe de foot de la Brée n’est pas la première à être victime d’un larcin. Il y a environ 6 mois, des portables et des casques audio avaient disparu dans les vestiaires de l’équipe de Saint-Trojan. Bizarrement, à peine déposée, la plainte a été retirée. Et pour cause ! Le coupable a été identifié comme étant un des joueurs de l’équipe, alors on a préféré laver le linge sale en famille. Tout comme il y a dix ans … déjà dix ans…

Du coup, j’ai décidé de poursuivre mon enquête à Saint-Trojan. Il faut dire que beaucoup de choses – et pas seulement le foot ! – opposent les deux communes. On la connaît bien ici la rivalité ancestrale entre les habitants du nord et ceux du sud de l'île : depuis la nuit des temps, les gens du nord, ceux qui vivent de la terre – vignerons, paysans, sauniers – s’opposent aux gens du sud, qui vivent de la mer – ostréiculteurs et pêcheurs… Même si, aujourd’hui, tous comptent sur le tourisme pour mettre du beurre dans les épinards !

Joignant l’utile à l’agréable, je m’accorde donc une soirée au Cuba Noche avec ma vieille copine Clara : tapas, mojito et musique latino ! Ce bar est un lieu de rendez-vous pour les fêtards de Saint-Trojan et de quelques touristes qui profitent de l’arrière-saison. Ici comme ailleurs, le respect du protocole sanitaire est strict et personne ne danse en terrasse. Clara se trémousse sur son siège tout en faisant la chronique amoureuse du pays. J’écoute d’une oreille distraite jusqu’à ce qu’elle prononce un nom qui attire mon attention. « On peut dire que je connais tout le monde ici… regarde discrètement à notre gauche, je te présente Nabila, la fille de Karim Benbarek. » Tiens ! Je connais ce nom-là bien sûr ! C’est l’entraîneur de l’équipe de foot de Saint-Trojan qui a succédé à ce salopard de Dupré. Il y a dix ans… déjà dix ans…

Certains se rappellent sans doute comment Bonino a pris la présidence du club de foot de Saint-Trojan dans des circonstances dramatiques, quelques semaines à peine après la mort subite du jeune Mickaël. Le jour de sa nomination, Bonino avait licencié Dupré, officiellement pour mauvais résultats mais en réalité, il soupçonnait depuis le début que la mort du jeune footballeur n’était pas étrangère à certaines pratiques de dopage répandues à l’époque. Bizarrement, l’enquête des gendarmes avait été close rapidement et personne ne s’était risqué à demander à ce qu’elle soit rouverte. Bonino avait-il voulu éviter de remuer quelque affaire embarrassante, cachée dans un placard ? Une affaire politique peut-être ? Une affaire que Dupré connaîtrait ? Tout cela peut sembler bien éloigné du vol des maillots, mais sait-on jamais ?

Me voyant songeur, Clara pose alors sa main sur la mienne tout en me désignant du menton le jeune homme en train de flirter avec Nabila. Je le reconnais immédiatement : c’est Maxime, le fils Vinatier ! Voilà qui m’intéresse… Je demande à Clara de m’en dire plus sur Nabila : « Elle est jolie mais quel coeur d’artichaut ! C’est de son âge ! Maxime, c’est son dernier flirt, mais avant il y a eu… » S’en suit une liste de prénoms, pas si longue que ça à vrai dire, mais dans laquelle je relève un certain Théo, qui n’est autre que le jeune footballeur de La Brée avec qui j’ai discuté le soir du vol, celui qui espère bien être sélectionné par les Girondins cette année. Et si, tout bêtement, un dépit amoureux était la cause du vol des maillots du club de La Brée ?

----------

Hier soir – effet mojito sans doute – je suis peut-être allé un peu vite en besogne en voyant en Théo ou Maxime les voleurs des maillots, en Dupré, un coupable d’homicide et en Bonino, un escroc de première !

A vrai dire, absolument tout est possible dans cette affaire. Je suis bien placé pour savoir que tout n’est pas rose dans le milieu du foot… Actuellement, c’est le fric qui pourrit tout. Les salaires des professionnels, le coût des transferts de club à club, les droits de retransmissions télé, les sommes investies dans la publicité et le marketing, tout est démesuré, excessif. Plutôt qu’un sport, le foot est devenu une entreprise financière qui connaît son lot de dérives, de corruption, de manoeuvres douteuses, de grenouillages... D’autres l’ont dénoncé avant moi, je ferai mieux de me calmer.

Et puis, à La Brée comme à Saint-Trojan, on est chez les amateurs, et les clubs qui tirent la langue pour survivre. Quoique… Avec l’arrivée de sponsors comme cet arriviste de Vinatier, on entre dans le cercle infernal de l’argent pas très propre. Voir les gamins transformés en placards publicitaires me désole. Sans parler de ces millions de jeunes, partout dans le monde, qui imaginent que réussir leur vie, c’est amasser le plus de fric et le plus vite possible ! Tout cela est bien inquiétant…

J’en étais là de mes réflexions en me garant sur le parking devant la mairie de La Brée. Le Maire en sortait justement. Je n’ai pas eu besoin de lui forcer la main pour qu’il parle et, vu son débit, il semblait plutôt en mal de confidences : « Je suis exaspéré. L’enquête piétine. Les gendarmes ne font que constater la recrudescence des cambriolages dans l’île mais les voleurs ne sont toujours pas arrêtés. J’ai fait chiffrer les réparations de la porte et le remplacement de la serrure. Ce n’est pas donné ! En plus, il faut envisager l’installation d’alarmes sur tous les bâtiments communaux et ça, c’est un sacré budget ! Ne parlons pas de vidéo-surveillance : ce n’est pas que j’y sois opposé mais c’est inenvisageable pour une petite commune comme La Brée. Et avec la diminution de la Dotation Forfaitaire de l’État, il va falloir rogner sur les investissements prévus… »

Interrompu par la sonnerie de son téléphone portable, sans même finir sa phrase ni me saluer, le voici qui fait demi-tour et rentre en trombe dans la mairie.

Dix minutes plus tard, alors que j’allais pousser la porte de Chez Marcel, c’est à mon tour de recevoir un appel inattendu de Juliette, qui m’annonce d’une voix fébrile : « Les 3 cartons sont revenus ! A l’endroit précis où ils ont été volés. Intacts. Rien ne manque. C’est à n’y rien comprendre ! »

-----

La vie continuera comme si rien ne s’était passé. L’enquête des gendarmes suivra tranquillement son cours avant d’être classée sans suite. Maé aura un maillot à son nom ; Théo participera à sa journée de détection ; Nabila aura bien d’autres soupirants et Maxime se consolera bien vite. JP entraînera encore quelques années l’équipe de foot de La Brée et Karim, celle de Saint-Trojan. Quant à Bonino et Vinatier, leurs invectives résonneront encore longtemps dans les Conseils communautaires…

Quant à moi, après cet incident, j’écrirai un article dans Sud-Ouest sur la petite histoire du football charentais, rappelant ses heures de gloire mais aussi quelques-uns de ses dessous et travers. Après ça – faut bien gagner sa croûte ! – je reprendrai les piges pour le journal, mais avec une toute nouvelle motivation : commenter les matchs des équipes féminines. Dans le foot aussi, la femme est l’avenir de l’homme !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *