Regards croisés

ou le plaisir de la controverse

Résidences et autres séjours d’écriture à Chilhac

Carte parente : Où mènent les mots ?

Récit lié : Auvergne

Il y a eu une première fois : c'était en octobre 2021... Une résidence d'écriture organisée par les Tisseurs de mots. Et avec Christine qui courait partout tant les sollicitations étaient nombreuses. Moi, je restais plus sédentaire, alternant écriture et dessin !

 

Prenez votre souffle, le texte que j’ai écrit à cette occasion est long, mais j’ai envie de le partager ! Le voici !

« Nous délivrer nous-mêmes – non de l’existence du passé – mais de son lien, voilà l’étrange et pauvre tâche. »

Pascal Quignard

 

 

 

Une vieille femme

 

Il était une fois…

Il était une fois une vieille femme qui vivait dans un village isolé de la Ribeyre, près de Langeac. Son vieux mari cultivait la vigne ; elle l’aidait pour la taille et surtout pour les vendanges. Mais son rôle ne s’arrêtait pas là ! Comme toutes les femmes du village, elle s’occupait du jardin et de la basse-cour. Comme toutes les femmes au monde, elle « tenait la maison » (nous entendons par là qu’elle faisait seule la cuisine, la vaisselle, le ménage, l’entretien du linge. Par chance, elle n’avait pas eu d’enfants, une tâche en moins !)

Son vieux mari vint à mourir : une mauvaise chute, une mort quasi instantanée.  La vieille femme mit ses vignes en louage. Elle vivait des fruits de son jardin et des œufs de ses poules. Les jours de fête, elle tuait un lapin. Mais bien vite, « son existence qu’aucun lien [n’amarrait] plus, partit à la dérive » (Huysman). On la voyait au petit matin, saluer la brume qui recouvrait la vallée, d’un chant improvisé. On la voyait parfois enlacer les arbres – un chêne tout particulièrement. On la voyait encore assise sur un banc à rien faire. On la voyait le soir, s’user les yeux à regarder le coucher du soleil. On la voyait… On s’inquiétait.

Les femmes, au sortir de la messe le dimanche, les hommes à l’Embuscade – le café du village – évoquaient qui, les mauvaises herbes qu’elle n’arrachait plus dans son jardin, qui, son voyage en car jusqu’au Puy (Mais qu’est-ce qu’elle va donc y faire ?), qui, ses vignes que plus d’un aurait voulu exploiter, qui, sa veste rouge (A-t-on idée, du rouge… une femme de son âge !)

 

C’est un enfant qui alerta tout le village. Son ballon était venu se nicher chez la vieille femme, très exactement sous le porche devant le cuvage. L’enfant fut tellement surpris par ce qu’il vit sous ce porche, qu’il faillit en oublier son ballon. En quelques minutes, tous les enfants, et quelques heures plus tard, tout le village furent au courant ; tout au long de la journée, de petits attroupements se formèrent devant la maison de la vieille femme. Chacun venait constater le coup de folie dont elle était frappée. Chacun voulait voir de ses propres yeux l’inscription peinte en haut de la porte du cuvage « La déesse bleue. » Chacun voulait lire les panneaux où, d’une écriture appliquée, la vieille femme avait recopié des poèmes.

 

Pierres noires arrachées aux entrailles de la terre
Pierres enliées pour former remparts,
Pierres brutes et pierres taillées…
Aujourd’hui, toutes crient.

Vent chaud tout droit venu du Midi,
Vent tourbillonnant dans les ruelles
Vent impétueux balayant la croûte de lave,
Aujourd’hui, tous sifflent.

Eau de pluie rare et féconde,
Eau fraîche de la fontaine,
Eau bondissante du Haut-Allier,
Aujourd’hui, toutes gémissent.

Mais qui écoute encore le cri des pierres, le sifflement du vent et le gémissement de l’eau ?

 

Ce poème était signé du nom de la vieille femme, d’autres, plus nombreux, Marcelle Delpastre, une illustre inconnue au pays. […]

Les villageois avaient lu, ils avaient surtout commenté ! Quelle mouche l’a piquée ! Elle se prend pour qui ? Elle veut nous faire la leçon… Cette fois, elle est devenue complètement folle.

 

On l’aimait bien pourtant. Elle était du pays. Alors, on s’organisa. Et c’est ainsi que la vieille femme reçut la visite de Pierre et Georgette, des cousins par alliance, puis successivement, celle du curé, celle de Marinette, sa voisine, celle de Mathilde, la femme du maire… Tous ne voulaient que son bien. La vieille femme ne comprenait toujours pas pourquoi porter une veste rouge ou afficher un poème pouvait troubler tout un village et mettre en danger les enfants. Mais quand elle reçut la visite de Léonie, de son état infirmière à l’hospice de Langeac, la vieille femme sentit le danger frôler ses oreilles… Elle décrocha les panneaux sous le porche, effaça d’un coup de pinceau, la belle inscription, enfila une longue blouse noire dès qu’elle sortait de chez elle, arracha quelques mauvaises herbes dans son jardin… Bref ! Elle redevint « normale ».  Quoique…

Ce jour-là, il pleuvait. Une petite pluie fine et régulière. On approchait de la Toussaint. La vieille femme fit un bouquet avec les derniers dahlias de son jardin et le porta sur la tombe de son vieux mari. Au milieu des pots de chrysanthèmes aux lourdes fleurs mordorées – couleur à la mode cette année-là – les dahlias détonaient. Mais enfin, elle avait fleuri la tombe : cela devrait suffire pour éviter une nouvelle fois la vindicte de ses concitoyens.

De retour chez elle, elle enfila sa veste rouge et chaussa les pantoufles « lapin » qu’elle avait achetées au Puy, de belles pantoufles doublées de fourrure synthétique rose. Tout en sirotant un café, elle pestait – comme à peu près tous les jours – contre tous les intolérants et tous les hypocrites, ceux qui, au fil du temps, avaient trouvé à redire sur la longueur de ses jupes, sur la profondeur du décolleté de ses chemisiers, sur son maquillage, sur ses bijoux fantaisie, sur ses promenades solitaires dans la forêt, sur ses petites virées au Puy… et hier encore sur sa veste rouge !  Elle remarquait que les critiques étaient plus fortes, plus méchantes, plus menaçantes depuis la mort de son vieux mari, depuis qu’elle était seule. Elle remarquait aussi que personne ne blâmait Louis, Jean, Marcel… qui ne dessoulaient guère, Marius et Jules – les deux vieux garçons du pays – qui allaient chez les putes le samedi soir et à la messe le dimanche matin, pas même Lucien qui frappait ses enfants à coups de ceinturon et Jean-Louis qui tabassait sa femme… Pour eux, on faisait semblant de ne pas voir, de ne rien savoir, peut-être même certains approuvaient-ils !

Derrière sa fenêtre, la vieille femme voit passer Simone et Marie-Louise bras dessus, bras dessous. En voilà deux qu’elle aime bien ! Gentilles, prêtes à rendre service et savantes avec ça – elles sont en pension au Puy et devraient passer le bac cette année. Qu’est-ce qu’on n’a pas entendu sur elles aussi, et sur leurs parents… Toujours deux poids, deux mesures, parce que, quand le fils du maire est parti à Clermont faire son droit, personne n’a vu d’inconvénients. Au contraire.

Le fumet du coq au vin qui a réchauffé doucement sur la cuisinière emplit encore la cuisine où la vieille femme a installé une bonne chaise et une table supplémentaire, un espace entièrement réservé à la lecture et à l’écriture. Aujourd’hui, elle est particulièrement remontée ; elle va leur dire… Non, elle va écrire !

Vous avez tant de fois blessé de jeunes âmes,
Tant de fois, bêtement dévorés par l’orgueil
Humilié celles que vous aviez prises pour femmes
Malgré l’inévitable perspective du cercueil.

 La vieille femme en était là, reprenant sans être satisfaite, le dernier vers de ce quatrain quand une pensée traversa son esprit : Je suis fatiguée d’être une femme.

  

 

Le Cercle des lucioles se réunit aujourd’hui chez la vieille femme. Simone doit présenter Le discours de la servitude volontaire d’Etienne de La Boétie. Elle a découvert ce texte à la bibliothèque du lycée et depuis, elle est impatiente de le partager avec « Les lucioles. » Simone et Marie-Louise arrivent les premières, bientôt suivies par Marceline – celle qui a le don de souffler le feu, que tout le monde fréquente pour apaiser la douleur des brûlures mais que la plupart ignore le reste du temps. Julia arrive la dernière. Le cercle est au complet !

Simone a emprunté le livre à la bibliothèque et elle commence par lire de larges extraits du texte. Chacune écoute attentivement, très attentivement. Les premières réactions – « C’est bien compliqué, ton histoire ! » « Moi, je fais pas de politique. » – auraient pu décourager Simone. Mais il n’en est rien. Et la voici qui s’enthousiasme. « Si je remplace tyran par père, mari, maire ou curé, et peuple par femmes, je trouve que La Boétie dit des choses formidables ! Il explique la domination que nous subissons, que nous acceptons, que nous enseignons même à nos enfants… Mais il nous dit aussi comment nous débarrasser de cette tyrannie. » Ramené à des situations concrètes, vécues, le texte s’éclaire différemment. Julia parle de l’opprobre qui l’accable, elle, depuis la naissance de son fils né du viol incestueux qu’elle a subi à 15 ans, pourtant elle désapprouve cette ode à la liberté qui fait fi de la loi divine. La vieille femme se souvient qu’elle aurait tant aimé faire des études comme Simone et Marie-Louise, mais, ses parents le lui avaient dit et répété, « ce genre de choses, c’est pas pour toi ; ici, les filles se marient, ont des enfants et aident leur époux à la ferme. C’est comme ça. » Marceline répète quelques phrases de La Boétie qu’elle a notées et qui l’enthousiasment :

« La première raison de la servitude volontaire, c'est l'habitude. »
« La première raison pour laquelle les hommes servent volontairement, c'est qu'ils naissent serfs et qu'ils sont élevés dans la servitude. »
« Il n'y a rien au monde de plus contraire à la nature, toute raisonnable, que l’injustice. La liberté est donc naturelle ; c’est pourquoi, à mon avis, nous ne sommes pas seulement nés avec elle, mais aussi avec la passion de la défendre. »
« Et pourtant ce tyran, seul, il n’est pas besoin de le combattre, ni même de s’en défendre ; il est défait de lui-même, pourvu que le pays ne consente point à la servitude. Il ne s’agit pas de lui rien arracher, mais seulement de ne lui rien donner. »

La vieille femme aimerait bien relire tout le discours mais Simone doit rendre le livre à la bibliothèque. Elle recopie dans son cahier une seule phrase qui sera désormais sa devise « Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres. »

Il est temps de partager la tarte aux mirabelles qu’elle a fait cuire ce matin pour ses amies, les lucioles.

 

 

Vous avez lu jusqu’au bout ? Bravo et merci ! Aline

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